La violence et l’insulte contre les chercheurs : le retour de Joseph McCarthy

Suite à une tribune collective – préparée depuis plusieurs semaines pour s’attaquer au sociologue Michel Wieviorka à l’occasion de la publication de son dernier livre – et publiée le 3 mai 2021 dans la revue Marianne, contre ce sociologue, emblème selon la tribune de l’« islamo-gauchisme », d’une violence rare et dans une démarche parfaitement coordonnée (elle a été publié en même temps qu’une seconde tribune dans la revue de la LICRA, Le droit de vivre (DDV)) pour attaquer un chercheur avec la même brigade maccarthyste que pour les tribunes précédentes, notamment celles attaquant nos travaux et plusieurs chercheurs des équipes du Groupe de recherche Achac (avec les inévitables Pierre-André Taguieff, Isabelle Barbéris, Jean-Marie Brohm, Nathalie Heinich, Véronique Taquin et, bien entendu, Pierre Vermeren qui n’a de cesse de dénoncer nos travaux et le contenu du film Décolonisations. Du sang et de larmes, présenté par lui comme un film ne reposant que sur des faux). On découvrira ici le texte d’Élisabeth Roudinesco, présidente de la SIHPP « De quoi Michel Wieviorka est-il coupable ? » et la réponse du sociologue Michel Wieviorka publié par Marianne « C'est le degré zéro de la vie intellectuelle ».

 

« De quoi Michel Wieviorka est-il coupable » ? d’Élisabeth Roudinesco, Présidente de la SIHPP, Bulletin de la SIHPP, 8 mai 2021

 

Nous publions dans ce Bulletin une tribune parue dans Marianne (3 mai 2021) et signée par plusieurs universitaires qui, sous la houlette de Pierre-André Taguieff, s’en prennent au sociologue Michel Wieviorka avec une violence dévastatrice qui n’est pas sans rappeler les heures sombres du maccarthysme.

 

L’objet du délit ? Un rapport intitulé Racisme antisémitisme, antiracisme. Apologie pour la recherche (La boîte à Pandore, 2021). Cette tribune fait suite à plusieurs autres dont une que nous avons dénoncée dans ce Bulletin et datée du 31 octobre 2020.  Une centaine d’universitaires y réclamaient la création d’une instance chargée de détecter les dérives dites « islamo-gauchistes » de leurs propres collègues afin qu’ils soient sanctionnés. Mêmes noms, même vocabulaire. 

 

Les attaques ad hominem ont pris une ampleur considérable depuis quelques temps dans la presse. C’est ainsi que dans Valeurs actuelles (20 novembre 2020), Benjamin Stora avait été pris à parti et traité de « poussah pontifiant » et autres noms d’oiseaux pour avoir été chargé par le président de de la République Emmanuel Macron d’une mission de réflexion mémorielle sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Ce fut ensuite le tour de son ami et co-auteur Pascal Blanchard, insulté dans Le Figaro (8 avril 2021), traité d’imposteur et de complice de l’indigénisme par le même Taguieff. 

 

Sociologue bien connu pour ses engagements contre le racisme et l’antisémitisme, auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues, directeur d’études à l’EHESS, président du CADIS, fondé par Alain Touraine, Wieviorka, dont les grands parents d’origine polonaise ont été exterminés à Auschwitz, est aussi le frère de l’historienne Annette Wieviorka. Et le voilà désormais traité de fraudeur et de complice de toutes les dérives identitaires de l’extrême gauche, et notamment des indigénistes et autres décoloniaux. 

 

Dans le cadre d’une opération visiblement concertée, il est attaqué sur le même ton dans la revue de la LICRA, Le droit de vivre (DDV), par Isabelle de Mecquenem, philosophe, animatrice avec la psychanalyste Céline Masson du Réseau de recherches sur l’antisémitisme et le racisme, très marqué par les thèses de Taguieff (RRA) et ayant à charge, entre autres activités, de détecter les dérives séparatistes présentes à l’Université. Dans cet article, intitulé « Le wieviorkisme ou la part du lion », repris d’ailleurs sur le site de L’Observatoire du décolonialisme (qui reproduit la plupart des tribunes de Taguieff et de ses alliés), Mecquenem traite Wieviorka « d’idiot utile » de la nébuleuse décoloniale ayant les « yeux d’une chauve-souris offusquée par la lumière du jour ».

 

Comme on le voit, il y a maintenant des universitaires – toujours les mêmes – qui agissent en usant d’une méthode et d’un vocabulaire inacceptables, remplaçant toute forme de débat par des appels à détruire la réputation de leurs collègues.

 

Nous publions donc ici la réponse de Michel Wieviorka à ses détracteurs, parue dans Marianne (7 mai 2021). Nous nous réservons la possibilité de reproduire ensuite la réponse que celui-ci a adressée à la revue de la LICRA. J’ai demandé à notre ami François Braunstein, membre de la SIHPP, et signataire de la tribune de Taguieff de s’exprimer dans les colonnes de ce Bulletin, pour la prochaine livraison. Il m’a donné un accord de principe. 

 

 

Tribune « C'est le degré zéro de la vie intellectuelle » par Michel Wieviorka, publiée dans Marianne le 7 mai 2021 

 

Ainsi, une quinzaine de collègues se sont procuré dès parution mon livre, Racisme, antisémitisme et antiracisme. Apologie pour la recherche (La Boîte à Pandore, 2021) et l’ont jugé suffisamment important pour se concerter et publier ensemble une longue tribune. Cette précipitation gourmande, cet élan collectif ont trouvé immédiatement accueil dans les colonnes de Marianne. Ces universitaires ont-ils pour autant lu l’ouvrage ? On ne peut qu’en douter, ne serait-ce qu’à l’aune des innombrables erreurs qui rendent leur article digne de figurer dans une anthologie des fake news, voire dans le livre Guinness des records, rubrique « alternative facts ». Ils font très fort !

 

Liste d’erreurs

Ils écrivent que j’ai pris position en faveur de l’autorisation du burkini : faux, il suffit de se reporter à mes articles de The Conversation puis du Monde pour voir qu’il n’en est rien. De même, ils prétendent qu’Alain Policar « a soutenu des tentatives pour imposer le burkini dans les piscines » : c’est faux.


Ils indiquent que j’ai donné à ce livre la forme, en fait impertinente et ironique, d’un rapport pour disposer d’un « bouclier face à un état des lieux » hypothétique, qui ne « manquerait pas de me viser » : erreur, mon livre ne risque pas de m’apporter la moindre protection – c‘est celui d’une personne libre qui n’attend rien du pouvoir, ne lui demande rien, et se moque quelque peu, mais sans haine ni agressivité, d’une ministre qui ne lui a évidemment pas commandé de rapport, cf. les réponses de Frédérique Vidal à Léa Salamé et Nicolas Demorand l’interrogeant mardi 27 avril 2021 sur France Inter à ce propos. Ils me présentent comme le président du conseil scientifique du CRAN [Conseil représentatif des associations noires de France]. Mais ce conseil ne fonctionne plus depuis une bonne dizaine d’années, ce qu’Élisabeth Roudinesco signale dans Soi-même comme un roi (éd. du Seuil, 2021).

 
Lire les années 1990 avec les lunettes de 2021

Ils laissent penser que j’ai quelque chose à voir avec l’interdiction de la représentation d’Eschyle à la Sorbonne en 2019 : cela n’est vrai ni de près ni de loin. Ils sont bien les premiers à associer mon nom à cet événement.

 

Ils déplorent qu’étudiante, Nacira Guénif, proche disent-ils du Parti des Indigènes de la République (PIR), ait obtenu sous ma direction un doctorat de l’EHESS. Publiée en 2000, sa thèse de 1998 sur les descendantes d’immigrants nord-africains lui avait valu le prix du monde de la recherche, dans un contexte où elle ignorait tout des Indigènes de la République, et pour cause : ils n’existaient pas alors. Il ne s’est donc pas trouvé un seul historien parmi les signataires de cette tribune pour éviter l’anachronisme qui consiste à lire avec les lunettes de 2021 des faits qui datent des années 1990 ?

 

Ils s’en prennent aussi à Agnès de Féo, dont la thèse sur le voile intégral apporte un précieux éclairage qui ne les intéresse pas : pas besoin de recherche pour ceux qui ont la science infuse ! Ils affirment que « vient d’être supprimée du site de la FMSH la fiche concernant Françoise Vergès » : il suffit de taper sur Google « Vergès FMSH » pour constater que c’est faux. 

 

Néomaccarthystes
Ils m’accusent sans la moindre preuve « d’avoir financé ceux qui propagent le danger islamiste » et de faire « régner un climat néo-stalinien » dans l’université : qui va croire de telles sornettes ? Et où ai-je bien pu, comme ils l’affirment, « exonérer l’islamisme de toute critique » ? Nulle part. Où ai-je « postulé » que l’antisémitisme est une « survivance » ? Si j’ai dit qu’il est moins présent en France en 2012, que l’on cite exactement et en les contextualisant mes propos : on verra qu’il s’agit de me faire dire ce que je ne dis pas. Non seulement je ne minimise pas l’antisémitisme d’aujourd’hui, mais je l’étudie (cf. mon livre sur La tentation antisémite, éd. Robert Laffont, 2005), et combats ceux qui, dans des mouvances proches idéologiquement des signataires de cette tribune, ne veulent en entendre parler que s’il est arabo-musulman. Ils s’indignent quand je déplore un climat néomaccarthyste. Puis ils plaident pour que la nouvelle direction de la DILCRAH me débarque de son Conseil scientifique — en bons néomaccarthystes.

 

Ils prétendent que je ne suis pas connu pour mes travaux : mensonge. Qui parmi eux est autant traduit ou sollicité à l’étranger, sur le racisme et l’antisémitisme, mais pas seulement ? Pourquoi, et comment Jürgen Habermas, Charles Taylor, Nancy Fraser, Saskia Sassen et plus de vingt grands intellectuels du monde entier ont-ils pris ma défense lors de ma démission de la présidence de la FMSH (L’Obs, 7 septembre 2020, et University World News, 11 septembre 2020) ? Dois-je parler de mon article dans le récent Routledge Handbook of Contemporary Racism, de mes livres dans des éditions scientifiques anglo-saxonnes prestigieuses (University of Chicago Press, Sage, Polity Press, Brill) ?

 

Partisan de la diffusion des connaissances

Les signataires de cette tribune laissent entendre que sous ma direction, le budget de la FMSH a été bien mal employé, et au détriment de la communauté scientifique. Ils ignorent que les activités proprement scientifiques de cette fondation ont été alors largement soutenues par des contrats dont les plus significatifs provenaient de fondations internationales, qui me faisaient confiance, et non de l‘État français. Que la chaire de Françoise Vergès qu’ils exècrent a été financée de façon spécifique par d’autres ministères que celui de la recherche.

 

Ils évoquent mes « aptitudes à parvenir à des postes de pouvoir », ma supposée quête de « hautes fonctions » administratives : parlons-en ! Si j’ai présidé l’Association internationale de sociologie entre 2006 et 2010, c’est après avoir été sollicité par un « search committee » dont j’ignorais tout jusque-là, et à la suite d’une élection par mes pairs du monde entier, et non à partir d’une quelconque décision administrative. Si après avoir effectivement été invité à présider un panel de l’ERC [European Research Council], j’ai été nommé membre de son conseil scientifique, aux côtés de grandes personnalités, de 2014 à 2019, c’est là aussi sur proposition d’un search committee dont je ne connaissais aucun membre, et alors que je n’étais pas candidat. Pour le dire autrement : j’ai accepté et assumé ce type de fonction, comme à la tête de la FMSH, parce qu’elles me permettaient de placer en position prioritaire la production et la diffusion de connaissances, leur « internationalisation », leur pluridisciplinarité.

 

Obsession de l’Islam

Cher lecteur, j’arrête là cet inventaire. Vous doutez encore ? Consacrez une heure ou deux à mon livre, vous verrez que les erreurs quasi-systématiques de cette tribune, lourdes de haine, de ressentiment et de jalousie, n’entretiennent un rapport que distendu avec son contenu. Mon livre n’est pas virulent. Il fait preuve au contraire d’ouverture d’esprit, du souci de débattre, du refus de vouer aux gémonies quiconque ne pense pas comme moi. Il me situe ailleurs qu’aux extrêmes, quels qu’ils soient. Toutes ces attaques ad hominem visent à me salir : leurs auteurs ne supportent pas qu’un chercheur plaide pour qu’on en finisse avec les dérives sectaires et nauséabondes. Mon apologie pour la recherche les dérange, leur violence suggère qu’ils se sont sentis concernés par mes critiques : effectivement ils les illustrent, ad nauseam.

 

Les signataires de cette tribune chassent en meute, leur action est collective, le procédé — la pétition dans la presse pour en appeler à la vigilance — s’inscrit dans un processus politique. Fonctionnent ensemble ici deux logiques au moins. L’une relève d’un tropisme directement tourné du côté de l’extrême droite, et éventuellement de ses intellectuels organiques, du genre Alain de Benoist ; ceux qui la véhiculent sont parfois des déçus de la gauche. L’autre logique est un résidu de lambeaux sécuritaires et droitisants d’un socialisme déstructuré. La première tend à détruire ce qui reste de la droite classique ; la seconde ce qui subsiste de la gauche.

 

Un terrain d’entente cimente leur union : l’islam, les musulmans. Leur vocabulaire le dit bien, c’est l’islam tout entier qui les obsède. Ils dénoncent « l’islamo-gauchisme », et non l’« islamismo-gauchisme ». Ils refusent les études postcoloniales, car à bien des égards, ils pensent dans les catégories de l’ère coloniale. Ils rejettent sans examen la notion d’intersectionnalité, aux usages politiques certes critiquables, parce qu’ils ignorent le réel, et refusent d’interroger la façon dont des discriminations peuvent faire système.

 
Le lit de l’extrême droite

Le néostalinisme, la haine de la pensée, c’est eux. Ils s’en prennent à un chercheur qui publie et est connu à l’échelle internationale, parce qu’ils n’ont pas conscience de leur « nationalisme méthodologique » qui tire la France vers l’arrière. Ils ne veulent pas pour eux de l’étiquette de néomaccarthysme, mais ils en sont les champions, ardents. Ils font des fiches, comme les serviteurs zélés d’un régime autoritaire, peut-être établissent-ils des listes de « suspects », ils épluchent avec un regard policier les dossiers de soutenance de thèses pour mieux dessiner la carte de leurs futures opérations médiatiques. Bref, ils contribuent concrètement à la police de la pensée et à la mise en cause des libertés académiques.

 

Roulent-ils pour un leader politique ? Leurs dégueulis, au plus loin des exigences élémentaires en matière de rigueur scientifique, sont un composé improbable d’idéologies initialement éloignées qui fusionnent dans la destruction de la vie intellectuelle. Mais ils n’indiquent pas la moindre capacité d’élaborer un contre-projet. Ils ne peuvent être que les fourriers ou les supplétifs d’un pouvoir, présent ou à venir, qui saura le moment venu instrumentaliser certains d’entre eux, ou qui peut-être a commencé à le faire, fraction droitière de la Macronie, de la droite dure, ou extrême. Ils ne savent pas nécessairement où ils vont.

 

Heureusement, ici et là, des universitaires, des chercheurs de toutes générations, aujourd’hui, demandent qu’il soit fait davantage et plus intelligemment appel aux sciences humaines et sociales, dans leur diversité, pour mieux comprendre le terrorisme, ou le racisme. Ils veulent débattre, élever la capacité d’analyse collective : je suis de leur côté. Il fut un temps où certains au moins des signataires de cette tribune l’étaient aussi. Tous ont depuis choisi de déserter ce camp : ils font le lit de l’extrême droite.