Les tribunes

Titre Les tribunes
« Le sport ne fait pas de « quartiers » »  Jean-Philippe Acensi et Olivier Villepreux

« Le sport ne fait pas de « quartiers » » 

Jean-Philippe Acensi et Olivier Villepreux

« Le sport ne fait pas de « quartiers » »  Jean-Philippe Acensi et Olivier Villepreux

À moins de 200 jours des Jeux Olympiques de Paris, le Groupe de recherche Achac consacre sa première tribune de l’année 2024 au sport revu au prisme de l’inclusion avec l’ouvrage Le sport de fait pas de « quartiers » (l’aube, 2023). Ses auteurs, Jean-Philippe Acensi, cofondateur de l'Agence pour l'éducation par le sport et de l'Association nationale de performance sociale du sport, et Olivier Villepreux, journaliste ayant travaillé pour L'Équipe et Libération et auteur du blog « Contrepied. Le sport où on ne l'attend pas », développent une analyse du sport compris comme outil de cohésion sociale, vecteur d’intégration et d’inclusion. Ils démontrent que les valeurs véhiculées par le sport et les aptitudes qu’il permet à chacun de développer, telles le dépassement de soi ou la solidarité, ont une importance majeure dans l’éducation. C’est d’ailleurs dans ce même état d’esprit que le Groupe de recherche Achac a développé depuis plusieurs années un programme intitulé « Sports & diversités », ou qu’il coordonne le programme « Histoire, Sports & Citoyenneté » avec la CASDEN Banque Populaire et de nombreux partenaires institutionnels comme l’ANS, l’ANCT, la DGESCO ou la Dilcrah. Voici l’introduction de cet ouvrage dans laquelle les auteurs développent de nombreux arguments en faveur du potentiel social du sport. 

« À tous les enseignants qui m’ont dit que je ne valais rien. » 

Fred a connu une enfance difficile. Il fut placé dès ses deux ans avec ses quatre frères et sœurs dans la famille de sa tante après que son père eut été condamné à une peine de prison. Durant sa scolarité, le sport a été sa seule source de motivation et d’évasion ; ses bons résultats le consolaient et le rassuraient par rapport à ses mauvaises notes en classe. Il a pratiqué le football américain, puis l’athlétisme. 

En 2022, Fred Kerley est devenu champion du monde du 100 mètres (en 9,86 secondes) à Eugene (Oregon), après avoir remporté une médaille d’argent aux Jeux olympiques de Tokyo en 2021. En 2023, alors que sa ville natale, Taylor (Texas), organisait une cérémonie en son honneur, Fred s’est présenté devant la presse et le public vêtu d’un simple t-shirt sur lequel il était inscrit : « À tous les enseignants qui m’ont dit que je ne valais rien. » Après avoir finalement passé l’équivalent du baccalauréat, il se destine aujourd’hui à entrer à l’université. Le message de l’athlète n’est pas revanchard, il voulait juste faire remarquer que « tout le monde, à un moment donné de sa vie, peut se tromper, douter », selon ses propres mots. 

Son choix de privilégier le sport où il excellait enfant l’a, au contraire, amené à pouvoir se choisir un avenir et à être félicité par toute une ville pour qui il n’était pas grand-chose avant son titre de 2021. Plus personnellement, l’athlète s’est senti capable d’exprimer son ressenti, d’assumer son histoire, de la partager avec tous et d’évoluer vers des objectifs autres que sportifs. 

Le cas de Fred Kerley n’est pas unique dans le sport. Partout dans le monde, des jeunes gens misent tout sur le sport. Par goût ou par rejet d’un parcours scolaire qui ne convient pas, sur le moment, à leurs aspirations ou leur éducation, mais aussi pour éviter de se sentir étranger dans une société dont les codes, les rouages, leur échappent. Tous ne peuvent évidemment pas remporter une médaille olympique qui les autoriserait à exprimer leur désir de décider pour eux-mêmes de leur propre vie. Ce qui n’enlève rien à l’opiniâtreté dont ils peuvent faire preuve quand ils s’engagent dans le sport. C’est d’autant plus vrai quand ils rencontrent les bons entraîneurs, les bons éducateurs dans une (ou plusieurs) discipline(s). 

Ces femmes et ces hommes sont des passeurs. Les exigences du sport, la régularité de l’effort, l’envie de progresser, la collaboration, les relations humaines intenses et répétées qu’il procure produisent leurs effets, car la recherche permanente de perfectibilité, de paliers à franchir, répondent inconsciemment sans doute à une quête personnelle, souvent non formulée, qui pourrait être le besoin de s’évaluer, de savoir « ce que l’on vaut ». Cette quête produit un étrange plaisir : l’accomplissement d’objectifs qui ne sont pas que sportifs, même si pour eux, il ne s’agit dans un premier temps que de cela. Psychologiquement, le résultat brut d’une pratique sportive est leur dopamine. La façon dont cela peut s’appliquer à d’autres domaines est l’affaire des encadrants. Pour les champions, comme pour la majorité des sportifs, le sport n’est pas une parenthèse de vie. Il n’est pas la vie. À moins d’y trouver un emploi, mais, là encore, tous les sportifs n’y parviendront pas. 

Cette parenthèse, qui consiste en permanence à se tester, recèle toutefois des points d’accroche pour s’évaluer autrement, dans le rapport à l’autre, la compréhension de ce que l’on fait et pourquoi on le fait, jusqu’où. Mais cette ouverture est un maillon faible du système éducatif français. Il n’est pas considéré pleinement comme faisant partie des différentes contraintes et méthodes d’organisation, de la rigueur dans le travail, du respect des règles et de la parole d’autrui que l’on croirait réservés aux salles de cours, à de l’intellect pur. Surtout, cette discipline n’est pas perçue comme transposable vers d’autres apprentissages, exactement comme un autre enseignement scolaire menant à un diplôme, une formation, ou un métier auquel on n’aurait jamais pensé ; sauf que la pratique sportive exerce, outre le corps, à repousser un certain nombre de limites mentales. 

En France, l’État[1] prend surtout en charge ceux qui promettent d’abord des résultats strictement sportifs. Mais les premiers financeurs de l’ensemble de la pyramide sont les communes et les collectivités locales. Le mécénat, le parrainage ou le naming et ses ressources privées croissantes font in fine de la France le pays européen qui finance le plus le sport. Pourtant, ce sont des dispositifs sociaux, souvent par le biais d’associations, sportives ou non, qui se substituent généralement aux clubs, aux fédérations et à l’école pour tenter de transposer l’appétence pour le sport (ou l’exercice physique) en une réflexion pour s’investir différemment, à son niveau, dans un projet autre, quand la performance athlétique n’est pas au rendez-vous, où quand tout simplement on n’a pas accès aux structures sportives. Cela est très dommageable, car la compétition élitiste qui capte attention et larges moyens financiers ne concerne en France qu’autour de quinze mille athlètes de haut niveau[2]. Mais l’effet structurant de s’entraîner, de juger par soi-même de ses propres capacités et de les transformer, n’en est pas moins valable pour tous. 

Considérant l’importance que revêt le sport dans l’imaginaire des enfants, notamment ceux des classes sociales défavorisées, son attractivité, parfois extrême mais aussi fantasmagorique compte tenu d’une médiatisation tendant à ne promouvoir que les héros d’exception, il est néanmoins devenu un enjeu de société central. Il capte des individus aux réalités sociales diverses, souvent complexes, et, à des degrés divers, il peut, pour chacun ou collectivement, représenter une expérience de mixité sociale que l’école républicaine, concurrencée par des établissements privés, assume moins, faute de moyens pour faire face à une trop grande hétérogénéité des classes uniques et des niveaux de savoirs des élèves très, voire trop, déséquilibrés. Mieux, permettre de renouer avec des adultes formés pour contrebalancer et le mirage du sport comme seul vecteur de réussite et le défaitisme que peuvent parfois ressentir des jeunes en échec scolaire ou professionnel. 

Par les rencontres qu’il permet, mais aussi parce que des organisations sportives, clubs ou associations autres incluent ce processus socialisant dans leurs enseignements ; particulièrement en direction des personnes isolées, ou qui connaissent une situation familiale douloureuse, ou qui se retrouvent sans emploi, sans diplôme, sans relations, voire à la rue, et qui peuvent les orienter, les accompagner à travers des programmes éducatifs idoines. 

À ce titre, le sport est un point nodal vers ce que l’on appelle l’inclusion sociale, c’est-à-dire un moyen de relier des personnes brusquées par la vie à la société. Cette conscientisation du potentiel du sport en matière sociale n’est pas nouvelle, mais n’a pourtant pas encore trouvé totalement sa place dans l’administration du sport (professionnel ou non), même si l’État encourage aujourd’hui vivement les fédérations à s’y frotter pour répondre à une demande muette de populations qui n’ont pas accès aux clubs où qui se trouvent socialement, géographiquement, esseulées. Parmi ces dernières, quelques-unes ont compris leur rôle sociétal, d’autres ne l’incluent pas dans leur mission. Neuf fédérations seulement sur cent quinze ont effectivement déjà passé le pas en intégrant en leur sein des programmes liés à l’inclusion sociale et/ou professionnelle par le sport. C’est peu. On sait pourtant depuis les années 1980 qu’un enseignement sportif qualitatif complémentaire à une scolarité classique peut bénéficier aux plus jeunes comme au sport français et à des employeurs qui aujourd’hui sont en recherche de nouvelles modalités de recrutement face à une crise des vocations. Ils les veulent plus souples, plus individualisées que ce que peuvent offrir les voies classiques d’éducation, de formation, d’études, de froides annonces classées, l’intérim ou Pôle emploi. 

C’est l’objet de ce livre que d’approcher le travail de fond effectué sur les mentalités à ce sujet par des milliers de personnes (bénévoles, animateurs, éducateurs sportifs, enseignants, élus locaux, chefs d’entreprises) ayant compris, avant les institutions, le bien-fondé de cet autre chemin vers l’inclusion, en préparant des femmes et des hommes par le biais du sport à se (re)connecter à la vie active par d’autres biais que la filière scolaire ou même la seule performance sportive. Il s’agit aussi de donner les limites de la seule action sociale sur le terrain en ce sens. Secteur identifié, cet ensemble de structures souvent hybrides et mal comprises, parfois mal coordonnées, qui forment ce que l’on appelle couramment désormais « l’éducation par le sport », devrait encore gagner en cohérence et efficacité, en concertation étroite avec l’éducation nationale, les politiques locales, nationales et le monde économique, et, pourquoi pas, devenir un motif à adapter et reproductible dans les pays en voie de développement comme en France où les inégalités sociales se creusent. 

En France où le gouvernement annonce deux heures de sport supplémentaires par semaine pour les collégiens (sur la base du volontariat), étendues à cent soixante-sept collèges en 2023 et sept cents lors de l’année olympique sur quelque cinquante-neuf mille si cent cinquante établissements du primaire au lycée en 2023, mais essentiellement pour des raisons de santé publique. Cela n’apparaît pas, clairement, suffisant dans un océan de problèmes sociaux beaucoup plus composites à résoudre dans la durée, notamment en ce qui concerne le décrochage scolaire. Face à cela, il faut souligner que l’initiative sur le terrain social du sport a depuis longtemps été laissée à l’engagement individuel des sportifs engagés ou à l’associatif et au privé.

 


[1] L’ensemble des acteurs publics finance le sport à hauteur de 20 milliards d’euros par an. Cette somme se répartit entre l’État, à raison de 6,5 milliards d’euros – principalement issus du budget du ministère de l’Éducation nationale, mais aussi de la Sécurité sociale via le remboursement d’honoraires de plus de huit mille médecins du sport –, et les collectivités territoriales, qui concourent au financement du sport à hauteur de 12,5 milliards. Source : Banque des territoires, 30 mars 2022. 

[2] Source : Jörg Muller, CRÉDOC, « Baromètre national des pratiques sportives 2022 », injep.fr, 2 mars 2023.

Table des matières

1. Quartiers, sport, emploi p. 17

Garges-lès-Gonesse, 7 mars 2023 

Le sport miroir des réalités sociales 

2. La veine sociale de la culture sportive p. 35

L’éducation par le sport, une longue histoire, différentes facettes 

L’école du sport est celle de la diversité 

La solution de la proximité 

3. L’Agence pour l’éducation par le sport, de laboratoire à force de proposition p. 63

Le révélateur « Fais-nous rêver » 

Une caisse de résonance pour les invisibles du sport 

La difficulté d’articuler les acteurs et les moyens 

Face aux institutions 

Le virage vers l’emploi 

4. À quoi sert le sport ? p. 97

Les messages contradictoires du haut niveau 

Société sportive ou sportivisée rime-t-elle avec inclusion ?