Les tribunes

Titre Les tribunes
Les mots de demain Par Gilles Boëtsch et Bernard Andrieu

Les mots de demain

Par Gilles Boëtsch et Bernard Andrieu

Les mots de demain Par Gilles Boëtsch et Bernard Andrieu

Gilles Boëtsch, anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et membre de l’International Research Laboratory (ESS) et Bernard Andrieu, philosophe du corps et professeur en STAPS à l’Université Paris Cité, ont réuni une cinquantaine d’autrices et auteurs pour leur dernier ouvrage « Les mots de demain. Un dictionnaire des combats d’aujourd’hui » (Atlande, 2024). Relevant et expliquant les racines des néologismes qui parcourent la langue française depuis plusieurs années, les deux codirecteurs livrent une lexicologie éclairant les débats, luttes et enjeux qui animent notre société contemporaine, à l’aide de spécialistes des questions de genre, d’environnement, de racisme, de sociologues ou encore de linguistes (avec, parmi eux, les historiens/historiennes Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard). Des mouvements féministes aux luttes antiracistes en passant par les changements climatiques, de nouvelles formes d’interactions émergent dont les mots « féminicide », « raciser », ou encore « flexitarien » sont porteurs. Un ouvrage nécessaire, pour rendre sa substance à un vocabulaire volontairement caricaturé et appauvri par ses réfractaires. Le Groupe de recherche Achac en propose l’introduction en tribune.

Avec les affaires MeToo, la dénonciation des incestes et des féminicides, le débat sur le droit des personnes à disposer de leur propre corps, la précarisation des vulnérables, le changement climatique, la baisse de la biodiversité, l’accroissement et en tout cas la plus grande visibilité des mouvements migratoires climatiques ou politiques, un nouveau vocabulaire apparaît sans que l’on en comprenne toujours l’origine, la signification et la finalité.

La bataille sémantique en cours est aussi le résultat des nouvelles idéologies comme des combats politiques actuels : la volonté de certains de censurer d’anciens termes jugés offensants, y compris dans les œuvres pourtant établies, le déboulonnage des icônes et des statues, et toutes les mises en œuvre de la pensée woke pour redéfinir le monde de demain à partir d’une épuration linguistique.

Faut-il étendre le vocabulaire pour désigner d’autres corps, voire les mêmes corps perçus différemment ? Ce renouvellement du sens commun par un nouveau vocabulaire participe d’un mouvement de déconstruction des idéologies dominantes et d’une volonté d’exprimer au plus près le vécu des corps.

Ces néologismes, lancés sur le marché des idées et des réseaux, participent-ils à une nouvelle culture anticipant le monde de demain ou ressortent-ils de la création d’une élite d’artistes, d’influenceurs, de militants réservée à leur seul usage ? Remplacer un mot par un autre peut aussi relever de la culture de l’annulation (cancel culture), ce qui revient dans ce cas à faire disparaître non seulement le mot mais aussi le concept, l’œuvre, la personne. Entre sclérose et prolifération, l’apparition de ces nouveaux mots désigne de nouveaux modes de vie, de nouveaux champs disciplinaires, de nouvelles corporéités. Ces termes nés dans certains milieux spécialisés ou militants n’ont été lexicalisés que ces dernières années. 

Cette « novlangue » est créée par le débat conflictuel entre la culture académique et les tendances contemporaines. Elle reprend des vocables anglo-saxons, comme ceux des post-colonial studies, feminist and queer studies, subaltern-studies, body-studies, disablility studies, mais exprime aussi de nouvelles thématiques comme les nouveaux managements, les extrémismes, le métavers, les droits des animaux, les jeux vidéo, les changements environnementaux, le télétravail, l’art contemporain…

La cancel culture veut par exemple remplacer le substantif « noir » ou encore l’expression « personne noire » par les terme « racisé » ou « personne racisée », en estimant que l’adjectif « racisé » est pertinent pour évoquer l’histoire de l’esclavage au xvie siècle tout autant que la lutte menée par le mouvement militant Black Lives Matter (La vie des Noirs compte), qui a été fondé aux États-Unis en 2013 par la communauté afro-américaine. La revendication de l’adjectif “black” par la pensée militante issue des ghettos nord-américains, qui avait remplacé le concept de négritude forgé par Aimé Césaire, laisse à son tour la place à l’adjectif “racisé”, issu de la pensée postcoloniale. Ainsi, les personnes qui remplacent un terme par un autre voudraient le recontextualiser, non seulement au présent mais aussi dans l’histoire, au prisme de la nouvelle idéologie « woke ».

Ainsi, les nouveaux mots n’ont plus seulement une fonction dénotative où la référence à l’objet décrit prime sur le contexte d’énonciation : par exemple, la situation idéologique des hermaphrodites au xviie siècle devrait être désignée aujourd’hui par le mot “intersexe” au nom de la modernité de la langue. Les nouveaux mots mettent à jour les pratiques en les nommant dans leur singularité. 

Une police linguistique est à l’œuvre : ces « novateurs » voudraient corriger notre langue pour réécrire l’histoire, tandis que d’autres voudraient que le langage conserve la marque du passé. Cette communautarisation de la langue n’est pas nouvelle : chaque génération a produit dans ses mouvements politiques, littéraires ou musicaux, comme le surréalisme, le rap ou le slam, des néologismes pour décrire un monde qui n’était pas encore reconnu dans les dictionnaires comme dans l’usage commun.

Si les combats d’aujourd’hui s’expriment dans ces mots de demain, c’est aussi qu’ils portent de nouvelles perspectives, soit en dénonçant les discriminations et violences dans les corps et sur les milieux, soit en proposant les modèles alternatifs en phase d’expérimentation. Dans ce dictionnaire, sans être exhaustifs, nous proposons un vocabulaire permettant d’élaborer un monde différent.

  • Les nouvelles socialités corporelles : arène, asexuel, auto.porn, BodMods, body mapping, capacitaire, confiner, déradicalisation, Emi, Eroguro, Fol, hippodermie, hortothérapie, justice réparatrice, nudien, pairjectivité, pédocriminalité, PreP, savoir-faire perceptif, tai-chi, waifu
  • Les nouvelles formes de féminisme et d’identité de genre : agenrement, cisgenre, drag queen, dysphorie, féminicide, enfanticisme, endométriose, fessée, intégrité corporelle, intersectionalité, métaboloimmersion, neutriser, non binaire, personnes LGBTQI, précarité menstruelle, queer, sororité
  • Les nouvelles formes de discrimination : Black Lives Matter, blanchité, créolisation, dubliné, épistémologie du Sud, grossophobie, inspiration porn, microagression, migrants climatiques, postcolonialisme, racisé, sans-abrisme, suprémaciste, validisme, woke
  • Les nouvelles formes d’écologie : amortalité, antispécisme, communs, dismose, durabilité, écocide, écologie corporelle, écologie de la santé (One Health), eudémonique, éveil, flexitarien, glocalisation, microperformativité, résonance, végétal, zoonose
  • Les nouvelles formes et usages de réseaux : avatar, chambre, corps communs, créativité, cyberpsychologie, cybergologie, déconnexion, émersion, flow, fluidité, impropréité, in situ, métavers, NFT, performance capture, chem sex, sex tech, télétravail, traçage.