Les tribunes

Titre Les tribunes
Les jeunes des quartiers portent les stigmates de la colonisation Par Nicolas Bancel

Les jeunes des quartiers portent les stigmates de la colonisation

Par Nicolas Bancel

Les jeunes des quartiers portent les stigmates de la colonisation Par Nicolas Bancel

Historien, spécialiste de l’histoire coloniale et post coloniale, Nicolas Bancel est co-directeur du Groupe de recherche Achac. Également enseignant chercheur à l’université de Lausanne, Nicolas Bancel livre, ici, son analyse sur les émeutes récentes déclenchées par la mort de Nahel. L’auteur y souligne les difficultés accumulées par les populations des banlieues ces dernières années telles que la pauvreté et les discriminations, et met en regard les événements qui ont eu lieu en France avec le cas de figure suisse où certains stigmates persistent chez les jeunes. Cette tribune propose l’interview que Nicolas Bancel a livrée à la journaliste Agathe Seppey pour le journal suisse Le Temps et parue le 03 juillet 2023.

Comment regarder les émeutes en France au prisme de l’Histoire ? Nicolas Bancel, professeur à l’Université de Lausanne, livre son analyse, entre ghettoïsation des cités, héritage raciste et haine de l’Etat. Et assure que les violences de samedi à Lausanne ont un sens politique.

Le tir d’un policier qui tue un adolescent lors d’un contrôle routier à Nanterre. Une marche blanche pour crier à « la justice pour Nahel » et contre les discriminations raciales. Des banlieues françaises qui s’embrasent, compilent pillages, déprédations et attaques contre des élus. Et une violence qui gagne le Flon à Lausanne, où de très jeunes casseurs ont agi samedi soir dernier. Comment en est-on arrivé à cette violence ? Nicolas Bancel, historien français, spécialiste de l’histoire coloniale et professeur à l’Université de Lausanne, offre un pas de recul.

 

« Le Temps » : Quel regard portez-vous sur les émeutes en France ?

Nicolas Bancel : Elles ne me surprennent pas car le pays connaît une longue tradition en la matière. Il faut se rappeler évidemment les émeutes de 2005, mais aussi celles qui ont eu lieu dès la fin des années 1970, par exemple à la cité des Minguettes, à Lyon, en 1981 et 1983. Depuis cette date, quasiment tous les ans, des épisodes insurrectionnels ont lieu dans des quartiers populaires en France. Ce qui se passe aujourd’hui est une éruption plus importante, mais elle ne tombe pas du ciel.

 

Qu’est-ce qui vous frappe le plus ?

On voit des jeunes s’en prendre à des bâtiments publics qui ont une utilité dans leur propre quartier. S’attaquer aux pompiers par exemple, c’est comme si tout était devenu symbole de l’État, un État qu’on hait et qu’on veut faire plier par tous les moyens. Cela marque une rupture du dialogue, induite par un pouvoir très centralisé qui favorise la confrontation. Comme le montrent les épisodes des Gilets jaunes ou les manifestations pour les retraites, c’est une caractéristique un peu inquiétante de la gouvernance en France. Puis l’absence de compréhension politique me frappe : on ne cherche pas à saisir la signification de ces émeutes, on en condamne uniquement la violence (ce qui par ailleurs est justifié).

La mort de Nahel, la question des violences policières et celle du racisme ont allumé la mèche. 

 

Peut-on dater historiquement l’apparition de violences spécifiques ?

Le grand tournant a été le mandat de Nicolas Sarkozy dès 2002 et son accumulation législative fortement hostile aux jeunes des quartiers et aux petits délinquants qui peuvent en être issus. On est passé d’une police de proximité où les agents connaissaient les jeunes par leur prénom à une montée de la répression tous azimuts.

 

Qu’est-ce que cela a créé ?

Une quasi-absence d’échanges et un affrontement latent qui passe par des contrôles au faciès d’un côté, et des attitudes de plus en plus hostiles envers les policiers de l’autre. D’autre part, on ne peut faire l’impasse sur le fait que les jeunes des quartiers sont les héritiers malheureux d’une histoire coloniale qui n’est pas complètement assumée par la France, puisqu’on compte dans les cités une concentration de population étrangère issue de l’immigration. Dans ce cadre, des événements au schéma déclencheur similaire ont été observés : il y a l’atteinte à l’intégrité physique grave ou la mort d’un jeune causée par la police, puis cela explose. Le processus est parfaitement identifié et, pourtant, il a toujours lieu en 2023. On ne peut pas dire que les choses se soient vraiment améliorées.

 

Voulez-vous dire qu’un imaginaire raciste persiste ?

Bien sûr, et c’est aussi le cas en Suisse. Les jeunes portent les stigmates des préjugés élaborés pendant la colonisation sur les « races ». Attention, je ne dis pas que le racisme est le même que durant les colonies, mais que certains stéréotypes qui y ont pris corps ont survécu à la décolonisation. On attribuait par exemple au Maghrébin des penchants criminels et cette perception a en partie perduré. Un travail de déconstruction est entrepris notamment à l’école et la tolérance monte dans les nouvelles générations. Pourtant, il y a un manque ou un refus de traiter sérieusement la question du racisme en France et en Suisse. Les violences policières perpétrées par certains policiers en sont un symptôme.

 

L’escalade dépasse la mort de Nahel et la question raciale. On parle de pillages, d’attaques contre des services publics et des élus. L’histoire des quartiers peut-elle nous aider à analyser cette colère ?

Les problèmes des cités en France sont connus depuis longtemps. Leurs populations additionnent plusieurs difficultés importantes : un taux de chômage qui représente plus du double de la moyenne, un taux de réussite scolaire le plus faible du pays, la pauvreté, les discriminations. La différence de classe et la différence culturelle dues aux origines étrangères, qui rendent plus difficile l’accès aux codes scolaires, se cumulent. Enfin, certains quartiers populaires ont développé des économies parallèles liées notamment au trafic de drogue. Historiquement, des opérations d’amélioration ont été financées dès la fin des années 1970. L’action de l’Etat n’a donc pas été inexistante. Mais dans un double mouvement, il se désengageait, les postes et les casernes, par exemple, désertant les cités. Malgré des politiques publiques, tout ce qui pouvait avoir un rôle social structurant s’est effondré. La ghettoïsation s’est accentuée.

 

Les jeunes se sont donc sentis isolés ?

Oui, en tout cas une partie d’entre eux, en plus de se sentir – à tort ou à raison – opprimés par les forces de l’ordre. Casser des vitrines et brûler des poubelles, ce sont les signes d’une absence d’horizon, d’un rapport de force avec l’Etat et d’une énorme frustration de ne pouvoir accéder au monde de la consommation promis par le capitalisme.

 

Peut-on calquer ces réalités aux banlieues suisses ?

Je ne le pense pas. Nos banlieues sont beaucoup moins étoffées, nous n’avons pas la même répartition sociologique de l’immigration et le taux de chômage est extrêmement bas.

 

Comment analysez-vous les émeutes de samedi à Lausanne, qu’aucun motif politique ne semble avoir motivées ?

Il y a clairement un « effet France » : on voit s’ouvrir la possibilité d’exprimer quelque chose qui n’est pas facile à cerner. Les autorités ou la société expliquent toujours aisément que les émeutes sont le fruit d’une petite délinquance et qu’elles ne sont pas politiques. Que l’action n’ait pas de mot d’ordre officiel, c’est exact, mais elle a une signification politique. Une émeute n’est jamais anodine. Que des jeunes scolarisés, qui ne sont pas des délinquants récidivistes, s’autorisent à la violence veut dire qu’il se passe quelque chose. Il peut y avoir un effet d’aubaine, d’entraînement certes, mais aussi des sentiments préexistants qui explosent de façon libératoire : de la rage, de la haine, de l’envie. Quelque chose s’exprime contre. Contre l’Etat, l’isolement, l’absence d’horizon, les discriminations.