Entretien avec Naïma Yahi : Festival Villes des Musiques du Monde

Naïma Yahi est historienne, chercheure associée à l'Unité de recherche Migrations et société (URMIS) de l’Université Côte d’Azur et spécialiste de l'histoire culturelle des Maghrébins en France. Elle est également membre de l’Observatoire des Musiques et Danses d’ici. Dans cet entretien, elle nous explique son implication dans le festival Villes des musiques du monde, dont la 23e édition se tient sur le thème « Douce France », du 9 octobre au 9 novembre 2020 dans plusieurs lieux à Paris en Seine-Saint-Denis.

 

1. La 23e édition du Festival Villes des Musiques du Monde se tient du 9 octobre au 9 novembre 2020, à laquelle vous participez. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre implication dans ce superbe événement ? Quels sont les liens entre vos recherches académiques en tant qu’historienne et ce festival ?

J’ai le plaisir cette année d’accompagner cette nouvelle édition du festival « Villes des Musiques du Monde » au titre de mes nouvelles fonctions de chargée de l’Observatoire des musiques et danses d’ici, situé à Aubervilliers, et créé en janvier 2020. J’ai pu mettre en place avec l’équipe du festival des temps dédiés au débat avec des projections, des rencontres mais aussi des expositions. J’ai surtout participé à la réflexion sur les contours d’un festival, qui, cette année, interroge la France hexagonale dans son patrimoine musical et chorégraphique à la lumière de l’histoire de l’immigration qui enracine les répertoires de musique et danse du monde dans nos territoires. Cette proximité de la « sono mondiale » dans notre voisinage est ainsi mise en lumière par la grande diversité des esthétiques qui traversent la chanson de France ou les parquets de bal. Mes recherches portant essentiellement sur les apports culturels de l’immigration maghrébine notamment dans la musique ou sur l’histoire des représentations des minorités en France, nourrissent ma démarche au sein de l’association, qui souhaite rappeler le lien étroit entre l’histoire de peuplement de notre pays et la créolisation de nos musiques et danses traditionnelles au contact de ces répertoires venus d’ailleurs. Dans le même temps, il s’agira pour moi dans mes nouvelles fonctions de déterminer les contours épistémologiques et esthétiques des « Musiques d’Ici » qui, pour nous, englobent les musiques du monde pratiquées depuis la France aux côtés des acteurs des musiques dites traditionnelles. Ces « nouvelles traditions populaires » annoncent un nouvel âge dans la prise en compte patrimoniale des apports culturels de l’immigration.   

 

 

2. Créé tout d’abord à Aubervilliers, le festival se déroule maintenant dans de nombreuses villes de la Seine-Saint-Denis et dans le Grand Paris, avec l’organisation d’événements tout au long de l’année. Quels sont les atouts et les spécificités de ce festival ?

 

Les atouts de notre festival résident dans la formidable mobilisation de nos villes adhérentes qui permettent à notre proposition de se déployer dans le Grand Paris avec, comme épicentre, la Seine-Saint-Denis. Ces « Ville-monde » traversées par une histoire de l’immigration très diverse assument les richesses culturelles de ces présences et nous offrent le compagnonnage nécessaire pour faire bénéficier les habitants des quartiers populaires de cette programmation. Notre festival est un rendez-vous depuis désormais 23 ans, où l’on peut voir et entendre le « monde » qui vient à notre rencontre, ou qu’il vienne de nos proximités immédiates. Cet espace de partage et de découverte qu’est notre festival questionne également les enjeux de l’égale dignité des patrimoines, notamment ceux qui se déploient ici en France. Ces spécificités résident du coup dans son ancrage territorial ancien et fécond, et aussi du fait qu’il est le prolongement d’une programmation d’éducation artistique et culturelle au long cours à travers les activités de notre école des musiques du monde qui intervient en milieu scolaire comme auprès du grand public.

 

 

3. Après une édition sur les îles (« Cap sur les îles ») en 2018 et sur les Amériques (« Nos Amériques ») en 2019, l’édition 2020 « Douce France » semble porter sur la musique de France, comme le laisse penser le titre de la chanson de Charles Trenet. Comment mettre en perspective cette thématique avec l’idée d’un festival sur les musiques du monde ?

Comme nous l’avons évoqué précédemment, ces « chansons et danses de France » nous amènent à aborder l’histoire de peuplement de notre pays. Pour mettre en perspective cette thématique, il nous a semblé pertinent de mettre au cœur de notre proposition à la fois des offres clairement ancrées dans l’histoire du patrimoine musical et chorégraphique de l’immigration, c’est le cas avec le projet « Origines Contrôlées »  de Mouss et Hakim, rendant hommage à la chanson algérienne de l’exil  ou des territoires ultramarins encore labellisés «  Musiques et danses du monde », alors que ce sont des esthétiques françaises. Ainsi, des artistes comme Roger Raspail ou encore l’orchestre Dokonon et le bal Touloulou rappellent cette richesse du patrimoine musical et chorégraphique français, quand d’autres chantent l’apport musical des immigrations. C’est un peu la démarche de cette année, donner à voir et à entendre à la fois ces traditions musicales et la façon dont la nouvelle scène se fait sa place en s’affranchissant des catégories et en offrant des objets musicaux hybrides, qui puisent dans les esthétiques du rap, de l’électro ou de la musique nigérienne, et digère des influences culturelles et linguistiques multiples. C’est le cas du jeune groupe des Nyoko Bokbae, programmé le 15 novembre à FGO Barbara à Paris.

 

4. Le 30 octobre 2020 à 20h, dans le cadre de ce festival, vous organisez un karaoké à la Maison pour Tous Cesaria-Evora à La Courneuve sur le thème du rôle joué par l’immigration dans la musique de France, qui est très en lien avec le thème de cette édition du festival. Pourquoi ce sujet est-il important pour vous ?

Je propose depuis 2012 des conférences/karaokés sur les « métèques » de la chanson comme le chantait Georges Moustaki. Il s’agit pour moi de faire découvrir à un public familial les petites et les grandes histoires autour des grands succès de la chanson française ou de France portées par des artistes venus d’ailleurs. Ce que doit la chanson française à l’histoire de l’immigration nourrit ce karaoké où chacun vient pousser la chansonnette et découvrir ce qui fait patrimoine commun. Car c’est avant tout pour moi le principal enjeu, créer du commun pour mon public, qui se rend compte qu’un tube en arabe de Rachid Taha fait pour lui patrimoine, même s’il n’est pas issu de l’immigration algérienne. Cette conscience du commun autour de grandes figures comme Dalida, Mike Brant ou Yves Montand permet à chacun de comprendre la diversité de notre histoire et l’extrême richesse de notre patrimoine musical de France. En définitive, quand on peut chanter ensemble, on peut vivre ensemble, n’est-ce pas ?

 

5. Lors du festival, l’exposition « Artistes de France » du Groupe de recherche Achac et plusieurs épisodes de la série éponyme de minifilms seront présentés au cinéma Le Studio d’Aubervilliers. Quel regard portez-vous sur les travaux menés dans le cadre de ce programme ? Vous avez choisi de diffuser les portraits des artistes Linda de Suza, Slimane Azem, NTM, Manu Dibango, pourquoi ?

Ce travail du Groupe de recherche Achac, auquel j’ai eu le plaisir de contribuer il y a quelques années, avec d’autres, me semblent à plus d’un titre fondamental. Il a permis au grand public de voir à une heure de grande écoute sur les antennes de France Télévisions la trajectoire de grands artistes issus de l’immigration connus ou non par lui, mais qui participe de notre patrimoine. Ces outils – les films et l’exposition – à la fois rigoureux et grand public sont formidables et avaient, bien sûr, toute leur place dans notre programmation sous le thème de la « Douce France ». Ce panel d’artistes a pour avantage de rappeler la diversité des esthétiques et des modes d’expression que recèlent ces chansons de France, et de rappeler les grands courants migratoires du XXe siècle : rap, jazz, chanson de variété, chanson kabyle, originaire du Portugal, d’Algérie, du Cameroun ou des Dom-Tom… Cette géographie sonore et sensorielle traverse notre « Douce France » et cette série exceptionnelle permet de donner à voir et à entendre nos « artistes de France » : bravo au Groupe de recherche Achac pour ce travail patrimonial d’envergure.

Toute la programmation du festival : http://www.villesdesmusiquesdumonde.com/festival/la-programmation

Découvrir le site Artistes de France : https://www.serie-artistesdefrance.com/