Idées reçues sur la colonisation

Olivier Le Cour Grandmaison est politologue et maître de conférence à l’université Paris-Saclay, Evry-Val-d’Essonne. Il a publié plusieurs ouvrages sur l’empire colonial, dont De l’Indigénat. Anatomie d’un “monstre” juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français (La Découverte, 2010) et L’Empire des hygiénistes. Faire vivre aux colonies (Fayard, 2014). Dans cette tribune, à l’occasion de la réédition de l’ouvrage de Christelle Taraud, Idées reçues sur la colonisation. La France et le monde : XVIe-XXIe siècles (Le Cavalier Bleu, 2018), Olivier Le Cour Grandmaison souligne l’intérêt de cette précieuse synthèse, alors même que la loi du 23 février 2005 est toujours en vigueur.

 

Dans un contexte politique et académique marqué par la réhabilitation du passé colonial de la France, voilà un livre bien venu. Rappelons, à la suite de Christelle Taraud qui lui consacre un encadré, que la loi du 23 février 2005, toujours en vigueur à ce jour puisqu’aucune majorité de gauche n’a jugé nécessaire de l’abroger, établit une interprétation officielle de cette histoire singulière. À preuve, l’article premier ainsi rédigé et adopté par les députés : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine. » Lumineuse rédaction mais sinistre exception qui demeure, en dépit des protestations que ce texte législatif a suscité parmi les historiens, les enseignants et les chercheurs. En effet, notre beau pays est la seule ancienne puissance coloniale à s’être engagée dans cette voie. De plus, on ne saurait oublier que certains universitaires, philosophes et essayistes, sous prétexte de combattre une « dangereuse repentance », vantent eux aussi les « glorieuses réalisations » de la République impériale1.

 

Les arguments le plus souvent employés au soutien de cette douteuse entreprise ? La construction des ports, des chemins de fer, des routes, des hôpitaux et des écoles ; tous supposés témoigner de la générosité et de la grandeur de cette France coloniale qui se serait ainsi distinguée des autres empires conquis par les Britanniques, les Espagnols et les Belges, notamment. À ceux qui se livrent à des telles « analyses », comme à ceux qui y souscrivent par ignorance ou par idéologie, ce livre apporte un démenti précis, circonstancié et chiffré. Il rappelle qu’un gouffre sépare les discours de légitimation de la colonisation et les réalités de la domination et de l’exploitation imposées par la France à ceux qui furent, jusqu’en 1945, des « indigènes » privés des droits démocratiques élémentaires et soumis, de plus, à des dispositions répressives d’exception entre autres réunies dans les différents codes de l’indigénat appliqués dans la majorité des possessions françaises. Enfin, le recours massif et souvent meurtrier au travail forcé, imposé aux populations civiles pour la réalisation des infrastructures, n’est pas oublié.

 

Comprenant quatre parties précises et exhaustives, qui couvrent la colonisation française avant le XIXe siècle, la construction du Second Empire du monde par la IIIe République, entre 1885 et 1913, la « mise en valeur » des territoires conquis, selon l’expression consacrée, et la période de la décolonisation, cet ouvrage de Christelle Taraud s’attache et s’attaque à nombre d’idées reçues sur cette longue histoire qui débute en 1534 aux Amériques et s’achève officiellement le 19 mars 1962 avec la fin du conflit algérien. Officiellement, puisque la France n’a cessé depuis, sous des formes diverses qui sont rappelées et analysées, de défendre son « pré-carré » africain pour préserver ses intérêts économiques, financiers et géostratégiques en soutenant des régimes autoritaires, dictatoriaux et parfois génocidaires, comme ce fut le cas au Rwanda en 1994. Impossible, relativement à la permanence de certaines idées reçues, de ne pas mentionner la terrible guerre, longtemps oubliée car longtemps occultée, conduite au Cameroun jusqu’en 1971. « Françafrique » parfois élargie à d’anciennes colonies belges ? Assurément.

 

Enfin, un glossaire bien venu, qui réunit et définit plusieurs notions : assimilation, code de l’indigénat, mandat, protectorat, par exemple, – et une bibliographie thématique et substantielle, complètent utilement cet ouvrage. Une synthèse précieuse pour toutes celles et tous ceux qui, s’intéressant à l’histoire coloniale de la France, ne se satisfont pas de la réhabilitation, défendue par certains, du grand roman national, républicain et impérialiste.

 

 

[1]. Quelques exemples : Guy Pervillé affirme ainsi que la France a accompli une « œuvre considérable » en Algérie, « dont les vestiges matériels encore visibles continuent de susciter l’admiration ». Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard, Paris, 2002, p. 317. Alain Finkielkraut regrette qu’on « n’enseigne plus que le projet colonial voulait aussi éduquer, apporter la civilisation aux sauvages ». Haaretz, 18 novembre 2005 (souligné par nous). Enfin, Alain Gérard Slama écrit : « quel que soit le jugement que l’on porte sur l’ère coloniale, l’histoire de l’implantation d’un million de Français de l’autre côté de la Méditerranée fut une de nos grandes épopées ». « La guerre d’Algérie en littérature ou la comédie des masques », in Jean-Pierre Rioux (dir.), La Guerre d’Algérie et les Français. Histoire d’une déchirure, Paris, Gallimard, 1996, p.16.