Fanny Robles est maître de conférences en cultures des mondes anglophones à Aix-Marseille Université et chercheuse au Laboratoire d’Études et de Recherche sur le Monde anglophone. Elle est l’auteure d’une thèse intitulée Émergence littéraire et visuelle du muséum humain : Les spectacles ethnologiques à Londres (1853-1859) et a publié des articles et chapitres d’ouvrage sur la littérature, l’ethnologie et la muséologie victoriennes, et les expositions coloniales britanniques et françaises. Dans cette tribune, elle propose un compte-rendu du colloque Staged Otherness. Human Oddities in Central and Eastern Europe c.1850-1939, qui s’est tenu à l’Institut des Arts de l’Académie polonaise des Sciences à Varsovie, du 25 au 27 octobre 2017.
Depuis la publication en 2002 de Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows (La Découverte), les chercheurs européens et américains ont largement exploré le contexte historique de ces formes de divertissement en vogue au XIXe siècle, des freak shows aux spectacles ethnographiques. En témoignent la publication de Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’invention de l’Autre (La Découverte, 2011), ou d’études centrées sur des aires géographiques et culturelles spécifiques comme Peoples on Parade : Exhibitions, Empire and Anthropology in Nineteenth-Century Britain (The University of Chicago Press, 2011) de l’historienne des sciences britannique Sadiah Qureshi et From Samoa with Love? Retracing the Footsteps (Hirmer, 2014), de l’ethnologue allemande Hilke Thode-Arora qui, dans une démarche inédite, donne la parole aux descendants des hommes et des femmes exposés.
Parmi les acquis de la recherche, des liens ont pu être démontrés entre ces spectacles et l’émergence des États-nations en Europe de l’Ouest ou les politiques d’exclusion aux États-Unis contre les esclaves nouvellement émancipés et les Amérindiens. Mais que se passe-t-il lorsque les Amazones du Dahomey se produisent à Poznań ? Quel accueil les habitants de Budapest réservent-ils aux Indiens de Buffalo Bill et ceux de Varsovie au « chaînon manquant » Julia Pastrana ? Si l’on prend l’exemple de la Pologne, écartelée entre la Prusse, la Russie et l’Autriche-Hongrie, elle existe au XIXe siècle à l’état de partition, bien loin de l’État-nation actuel : quelles constructions de l’Autre peut-on alors dégager dans ces contextes si particuliers ?
Autant de questions auxquelles le colloque Staged Otherness. Human Oddities in Central and Eastern Europe c.1850-1939 s’est efforcé de répondre, dans le cadre d’un projet débuté en 2016 qui s’étendra jusqu’en 2019. À son origine, on retrouve une équipe d’anthropologues et d’historiens polonais, hongrois et estonien qui a publié entre 2010 et 2017 une série de volumes sur les représentations de l’altérité dans les médias d’Europe centrale et orientale - des ouvrages pour la plupart dirigés par les anthropologues Dagnoslaw Demski et Kamila Baraniecka-Olszewska, l’historienne-anthropologue Ildikó Sz. Kristóf et la folkloriste Liisi Laineste. Dans la continuité de ce travail, le projet Staged Otherness est né de l’ouverture de l’équipe à l’anthropologue Dominika Czarnecka, dont les recherches actuelles portent sur l’anthropologie du corps. Ce récent projet est aussi réalisé en coopération avec l’historienne de l’art Izabela Kopania qui a travaillé, entre autres, sur la figure du « nègre pie ». On note enfin la présence de l’historienne lettonne Ilze Boldāne-Zeļenkova. Le projet nécessite un travail sur les ressources iconographiques et textuelles que l’on peut trouver dans la presse de l’époque, les journaux intimes et les récits de voyage. Il a ceci d’original qu’il va permettre (et a d’ores-et-déjà permis) d’exhumer des sources jusqu’alors totalement oubliées, suivant une méthodologie originale qui prend en compte le rôle du regard et de l’espace dans la construction de l’altérité scénique.
Le colloque était organisé par l’Institut d’Archéologie et d’Ethnologie et l’Institut des Arts de l’Académie polonaise des Sciences, où sont basés la majorité des organisateurs. Parmi les trouvailles des chercheurs, les réactions contraires aux intentions des promoteurs des spectacles sont peut-être les plus notables. Ainsi, dans l’espace polonais, le coût élevé du billet pour aller voir le Buffalo Bill Wild West Show suscite la critique des journalistes, qui auraient préféré voir l’argent investi dans les structures éducatives (Baraniecka-Olszewska). En Estonie, le groupe d’Africains exhibés en 1937 à Tartu, en provenance de Paris, a du mal à attirer les visiteurs, et l’impresario propose pour ce faire d’acheter un ticket par famille (Laineste). À Budapest encore, les savants critiquent le statut présumé de « chaînon manquant » de la laotienne Krao, alors exposée au zoo, et la presse va à l’encontre du discours tenu par les affiches du spectacle (Marianna Szczygielska). Dans le même zoo, les Cinghalais sont boudés par les anthropologues, qui privilégient plutôt l’étude des « véritables » Hongrois du bassin des Carpates, dans la ligne des préoccupations politiques et idéologiques de l’époque (László Kontler).
L’accent a par ailleurs été mis sur les différences locales au sein d’un même espace géographique, entre des villes comme Łódź, alors assimilée à un désert culturel, et la rayonnante Varsovie (Czarnecka). Les différences régionales amènent également à redéfinir l’approche de l’Autre. Ainsi à l’ouest de l’espace polonais, dans un Poznań alors sous occupation prussienne, des Tatars (présents à la frontière de la Biélorussie actuelle depuis le XIVe siècle) sont exhibés en 1898 aux côtés de Kirghizes et présentés comme la preuve de l’extinction imminente de l’exotique dans le siècle du progrès (Demski). Loin d’être figés, les spectacles ethnographiques se font parfois « patchworks » pour inclure des éléments de la culture locale, à l’image du Buffalo Bill Wild West Show de passage en Hongrie (alors dans l’Empire austro-hongrois), qui se voit augmenté d’une marche militaire nationale (Sz. Kristóf).
Après une présentation éclairante de la réutilisation des images ethnographiques sur différents supports, le chercheur autrichien Clemens Radauer, qui collabore régulièrement avec le Groupe de recherche Achac, a pu profiter de l’expertise des un(e)s et des autres, pour tenter d’identifier les pièces sans titre de sa collection. Ce sont sans doute ces discussions croisées, sur des objets de recherche communs, qui se sont avérées les plus stimulantes, grandement facilitées par l’hospitalité de l’équipe organisatrice.
Dans l’attente de la diffusion prochaine du documentaire Sauvages. Au cœur des zoos humains (2018), qui mettra en perspective les histoires des personnes exhibées et de leurs descendants, c’est le documentaire Zoos humains (2002), de Pascal Blanchard et Éric Deroo, historiens et documentaristes, qui a été projeté au cours du colloque. Il accompagnait l’inauguration de l’exposition du Groupe de recherche Achac Human Zoo. The invention of the savage présentée au Musée d’Asie et du Pacifique, et organisée avec l’aide de Pola Zygmunt. Aux panneaux décrivant cinq siècles de construction du « sauvage » en Europe, aux États-Unis et au Japon, sont venus s’ajouter les deux panneaux montés par l’équipe de Staged Otherness. Ils mettent en scène les différents individus ou groupes exposés en Europe centrale et orientale, depuis le comédien américain Ira Aldridge aux frères siamois Chang et Eng, membres de la troupe de P. T. Barnum. Ces panneaux sont une première ébauche des productions à venir du groupe, qui envisage un certain nombre de publications en anglais et en allemand, dont on ne peut que guetter la sortie avec impatience.
À l’heure où les frontières se ferment et les fantasmes de l’altérité se multiplient dans les paysages médiatiques états-uniens et européens, un colloque comme celui qui vient de se tenir à Varsovie s’impose comme une nécessité. Face aux défis qui sont aujourd’hui les nôtres, retrouver la complexité des différentes créations et réceptions de l’Autre dans les espaces européens des siècles passés permettra peut-être de mieux comprendre nos réflexes présents et futurs, en les espérant plus chaleureux.
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