Karine Blanchon est docteure en langues, littératures et sociétés, spécialisée dans l’étude des cinémas de Madagascar auxquels elle a consacré deux ouvrages (Les cinémas de Madagascar (1937-2007) et Caméra rebelle, un portrait du réalisateur Benoît Ramampy, en 2009 et 2015 chez L’Harmattan). Dans cette tribune, elle s’intéresse aux deux seuls films de fiction du cinéma malgache relatant un fait historique. Ces deux longs métrages, Ilo Tsy Very d’Ignace Solo Randrasana (1987) et Tabataba de Raymond Rajaonarivelo (1988), tournés presque simultanément, prennent appui sur un même épisode tragique qui s’est déroulé à Madagascar en 1947. Dans quel contexte ces deux œuvres ont-elles vu le jour ? Quels discours proposent-elles sur ces événements ? Quel est l’apport de ces films dans la construction d’une mémoire collective ?
Dans la nuit du 29 au 30 mars 1947, le camp militaire de Moramanga, situé sur la côte est de Madagascar, est attaqué et pillé. Immédiatement, les soupçons se portent sur le Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache (MDRM), parti fondé en février 1946, qui prône l’autonomie du pays alors sous colonisation française. Une répression sanglante suit cette attaque et fera des milliers de morts. Durant une trentaine d’années, un silence collectif emmurera cet épisode dans les mémoires collectives, tant du coté malgache que de l’ancienne puissance coloniale. Or, au milieu des années 1980, deux réalisateurs malgaches vont mettre en scène cette histoire pour réaliser deux œuvres profondément différentes.
Contextes spécifiques
L’insurrection de la paysannerie malgache contre le pouvoir colonial français en 1947 est un sujet encore très sensible tant à Madagascar qu’en France. Les chercheurs soulignent unanimement leurs difficultés à enquêter en raison de la réticence des survivants à témoigner, de la fragilité de ces mémoires orales, mais aussi en raison de l’inaccessibilité des archives écrites (F. Raison-Jourde, « Une rébellion en quête de statut : 1947 à Madagascar », Revue de la Bibliothèque nationale, 1989, numéro 34, pp 24-32. ; J. Cole, Forget Colonialism? Sacrifice and the Art of Memory in Madagascar, University of California Press, 2001). À ces problématiques de travail, s’ajoutent des complications pour évoquer publiquement ces événements car les thèses des historiens divergent à la fois sur le nombre des victimes et sur les instigateurs de la révolte, nourrissant l’imaginaire tant français que malgache. Même les artistes ont tardé à s’emparer de ce sujet ou en ont été empêchés. À l’exception de deux romans en langue malgache Fofombadiko d’Emilson D. Andriamalala en 1962 et Mitaraina ny tany d’Andry Andraina en 1978, les écrivains ont attendu la fin des années 1990 pour évoquer cet épisode tragique. Depuis quelques années seulement, les témoignages surgissent à travers des expositions photographiques, des pièces de théâtre et des films documentaires. Le cinéma a, en effet, joué un rôle certain dans la mise en lumière de ces événements, en ouvrant, au milieu des années 80, cette boîte de pandore.
Lorsque les réalisateurs Ignace Solo Randrasana et Raymond Rajaonarivelo entreprennent le tournage de leur film respectif, le monde est divisé en deux et Madagascar a choisi de regarder vers l’Est. Ainsi, depuis le 15 juin 1975, Didier Ratsiraka est à la tête de l’État malgache et a fait adopter par référendum la Charte de la Révolution Socialiste Malagasy. Un seul parti est désormais autorisé : l’Avant-Garde de la Révolution Malagasy (AREMA). Ratsiraka réinterprète librement l’idéologie socialiste et décide notamment de nationaliser le cinéma car, selon la Charte, un film peut être sujet à des interprétations « subjectives ». Aussi, il convient de le contrôler. L’objectif principal de cette mesure était officiellement « d’éviter tout risque d’aliénation » et officieusement de s’assurer que les spectateurs ne voient pas d’images allant à l’encontre de la pensée dominante. Dès lors, l’importation, la distribution et la programmation de films cinématographiques sur l’ensemble du territoire national relèvent du monopole exclusif de l’État malgache. Si les exploitants restent propriétaires des salles, ils n’ont plus le choix des films qui y seront diffusés. L’importation de films chute d’autant plus que les compagnies cinématographiques américaines et le ministère de la Coopération française boycottent désormais Madagascar.
Le gouvernement malgache affiche aussi sa volonté de se réapproprier son histoire. Ainsi, le Ministère de la Culture et de l’Art Révolutionnaire monte une exposition itinérante sur l’insurrection de 1947. C’est la première fois que l’on reparle publiquement de ces événements. Les photographies et les documents réunis à cette occasion sont présentés dans tout le pays et connaissent un record d’affluence. Les films identitaires qui prennent pour thème des traditions malgaches sont alors vivement encouragés par les autorités malgaches. Si le gouvernement malgache encourage fortement les projets qui dénoncent la colonisation et qui peuvent renforcer la propagande nationaliste, la France, de son coté, essaie de faire amende honorable des crimes perpétués pendant la colonisation (par exemple, le gouvernement français lève la censure du film Afriques 50 de René Vautier en 1990. Ce film anticolonialiste tourné en 1950 a été interdit de projection pendant quarante ans). De même pour montrer qu’elle s’intéresse à la préservation de la culture malgache, l’Ambassade de France à Madagascar finance, en juillet 1987, une nouvelle version du premier court métrage malgache (Rasalama martiora volohany de Philippe Raberojo en 1937) en lui octroyant un générique et un titrage.
Dans ce contexte tendu, deux films de fiction vont donc être produits, l’un par Madagascar et l’autre par la France. Le premier, Ilo tsy Very est une coproduction du Ministère de la Culture et de l’Art Révolutionnaire malgache et de l’Entreprise Nationale Algérienne de Production Cinématographique (ENAPROD). Dans son discours donné au Solimotel le 20 septembre 1986, la Ministre de la Culture et de l'Art Révolutionnaire, Gisèle Rabesahala, déclare qu’Ilo tsy Very est « un documentaire […] qui se veut au service de la Révolution Malgache et de ses objectifs ». Elle explique que ce film « dénonce le fait colonial ». Ainsi, avant même le début du tournage qui commencera cinq jours après ce discours, on assiste déjà à une récupération politique du film. Ce sera également le cas pour le second film, Tabataba coproduit par le Ministère de la Coopération française, Arte et Canal +. Mais ce n’est pas parce que ce film reçoit de l’argent français que l’équipe de tournage va être bien accueillie par l’Ambassade de France à Madagascar. En effet, l’Ambassadeur français en poste à Madagascar, Monsieur Bry, écrit le 11 septembre 1986, au cabinet du Ministre de la Coopération : « Deux films, en cours de tournage ici, dont l’un cofinancé par les Algériens, sont consacrés aux sanglants événements de 1947. Ils sortiront sur les écrans malgaches d’ici à la fin de l’année. Au cas, nullement exclu, où je serais invité à la première, il me paraîtrait préférable de m’abstenir. Cela pour deux raisons : le manque d’objectivité que l’on peut craindre de ces films, et la sensibilité de nos compatriotes, les Français de Madagascar, nombreux encore à avoir connu ces événements... » (Archives diplomatiques de Nantes).
Là encore, le tournage de Tabataba n’est même pas terminé qu’il est déjà qualifié de « non objectif ». Il apparaît évident que le sujet de ces deux films pose problème, tant du coté des autorités malgaches que du gouvernement français qui useront tous deux de leur pouvoir pour contrôler les images tournées. Ainsi, le réalisateur d’Ilo tsy Very se fera refuser l’accès aux archives audiovisuelles françaises et devra acheter des images conservées en Italie. Le gouvernement malgache refusera également qu’il se rende en Algérie pour le montage. Son film sera tellement modifié qu’il hésitera même à le signer. Quant au tournage de Tabataba, il sera interrompu plusieurs fois faute d’argent.
En dépit de ces pressions répétées, les deux réalisateurs ont tenu bon. Bien que leurs parcours soient très différents, ils avaient chacun une raison bien spécifique de faire leur film. Ainsi, Ignace Solo Randrasana est né en 1943 à Ambatomanga, une région mérina peu impactée par les événements de 1947. Mais son oncle a participé aux événements 1947 et le réalisateur se souvenait de ses propos : « si tu n’es pas sage, les Sénégalais viendront pour t’emmener ! », rappelant le fait que des tirailleurs ont participé à la répression de l’insurrection. De plus, n’ayant plus réalisé de film depuis 1974, Ilo tsy Very est une chance pour le réalisateur de refaire parler de lui sur la scène nationale et internationale, ce qui explique également les concessions faites pour terminer ce film. Raymond Rajaonarivelo est, lui, né en 1952 à Antananarivo, la capitale de Madagascar qu’il a quittée pour la France en 1975. Loin de l’agitation politique de son pays natal, il travaille comme assistant-réalisateur et a alors tout à prouver avec son premier long métrage. Ce contexte de production d’Ilo tsy Very et de Tabataba est donc si particulier qu’il influencera non seulement leur narration mais aussi les discours sur ces deux films.
Deux films, deux discours
Par le recours à une voix off et aux images d’archives, Ilo tsy Very raconte l’histoire de Madagascar, de l’arrivée des colonisateurs français jusqu’à la Révolution Socialiste. L’insurrection de 1947 est reconstituée au centre du film à travers les yeux d’un jeune garçon, Koto qui assiste à ces événements et à sa répression. Le documentaire reprend le dessus sur la fiction à la fin du film pour souligner les « progrès » sous l’ère Ratsiraka avec des images de la piscine olympique ou d’un avion qui décolle.
Tababata situe son action dans un village de l’est malgache. Solo, un jeune garçon, assiste à la montée de l’insurrection, au départ des combattants nationalistes puis à la répression et la résignation de sa mère quand elle apprend le décès de son aîné, mort au combat.
Outre leur volonté de laisser une trace dans l’histoire du cinéma malgache, ces deux réalisateurs ont également en commun d’avoir rencontré des témoins de l’insurrection et d’avoir voulu, à leur tour, transmettre cette parole en figeant ces mémoires orales volatiles qui sont autant de « rumeurs » sur 1947. Les titres des films d’ailleurs évoquent cette idée puisque Tabataba qui signifie « rumeur » et que Ilo tsy very (littéralement « huile qui ne se perd pas ») vient d’un proverbe malgache « asa manary ilo mby an-doha » (ne jetez pas en vain l’onction qui vous a été consacrée) ce qui métaphoriquement renvoie à l’idée qu’il ne faut pas renier l’héritage historique.
Les personnages principaux du film sont, par conséquent, très symboliques. Chacun des films a son « témoin » ou son « passeur de mémoire » qui a vécu les événements. Dans Tabataba, il s’agit du personnage de la vieille Bakanga, clouée sur un fauteuil à l’instar du vieil homme hémiplégique qui a raconté sa version de 1947 au réalisateur. Dans Ilo tsy Very, le témoin est un ancien combattant devenu fou qui voit des soldats partout. À ces « témoins » s’ajoutent des personnages qui vont relayer cette parole pour les générations suivantes. Ces personnages sont des enfants comme Koto dans Ilo tsy Very et Solo dans Tabataba dont le prénom signifie « le remplaçant ».
En plus de ces témoignages oraux, les deux réalisateurs ont eu recours à des historiens pour s’assurer de la véracité de leurs propos : Jacques Tronchon pour Ilo tsy Very (L’insurrection malgache de 1947, essai d'interprétation historique. Karthala, 1986) et Robert Archer qui a cosigné le scénario de Tabataba. Ainsi, les deux films, tournés sur les lieux mêmes de l’insurrection, mêleront des éléments historiques et mythiques : les Américains censés venir délivrer les Malgaches, la présence des tirailleurs sénégalais, la force de l’eau contre les balles, mais aussi pour Ilo tsy Very le recours à des images d’archives entre deux scènes de fiction.
Si les deux films comportent des similitudes sur le plan de la fiction narrative, leurs discours sont diamétralement opposés. Ainsi, tous deux débutent par une scène à l’école. Dans Tabataba, l’instituteur parle en malgache aux enfants et leur dit que « Madagascar est la terre des ancêtres ». Or, dans Ilo tsy Very, l’institutrice parle en français aux enfants et leur dit que « La France est notre patrie ». De plus, Tabataba est un film intimiste qui offre une vision très poétique de la vie dans un village malgache. Il y décrit un quotidien de résistance et de liberté pour maintenir la langue malgache, les techniques agricoles traditionnelles (tavy) et les cérémonies religieuses. Il donne un sens social à cette insurrection qui perturbe l’équilibre d’une communauté restreinte au village. À l’inverse, Ilo tsy Very est dans le collectif et insiste sur l’aspect politique de l’insurrection en montrant ses répercussions à l’échelle nationale et jusque longtemps après l’Indépendance, comme si toute la situation actuelle à Madagascar découlait directement des événements de 1947. De même, la violence de cet événement est mise en scène de façon très différente. À l’exception de la scène de l’attaque de la gare, les armes ou les machines de guerre pourtant utilisées pour réprimer l’insurrection sont absentes dans Tabataba. À l’inverse, le sang coule beaucoup dans Ilo tsy very jusque sur l’affiche du film montrant des chiens léchant le sang des insurgés exécutés dans un wagon (Les chiens sont « fady » à Madagascar, c’est-à-dire tabous. Le fait qu’ils lèchent le sang des insurgés malgaches est une humiliation très forte à l’image de la répression qui suivit l’insurrection).
Ces deux versions d’une même histoire expliquent aussi l’accueil qui sera réservé à ces deux films lors de leur sortie. Tabataba fut projeté pour la première fois lors de la Quinzaine des Réalisateurs au Festival International du Film de Cannes en 1988. Interdit de diffusion à Madagascar, il sera projeté en juin 1990 dans la capitale malgache sous l’étiquette de « film français » au Centre culturel français. Les journalistes malgaches le désignent également comme « un film français joué par des Malgaches » alors que les Cahiers du cinéma évoqueront une « caricature » des personnages coloniaux français. Les critiques malgaches de l’époque seront bien plus tendres avec Ilo tsy Very mais le film ne sera jamais diffusé en France métropolitaine. De rares projections auront lieu sur l’île de la Réunion. Le film sera enfin vendu aux Émirats Arabes et en Égypte. Enfin, lors des commémorations officielles des événements de 1947, la France projette Tabataba quand Madagascar opte pour Ilo tsy Very.
Pour l’Histoire ?
À bien y regarder, l’insurrection de 1947 ne semble pas être le propos principal de ces deux films mais plutôt le temps de leur action. En effet, Tabataba s’attarde bien davantage sur les conséquences de l’insurrection que sur ses motifs. Quant à Ilo tsy Very, il relate surtout la présence française à Madagascar depuis la colonisation jusqu’à l’arrivée de Ratsiraka au pouvoir, les événements de 1947 n’arrivant qu’à partir de la quarantième minute sur les soixante-quinze que dure le film. Tabataba est espoir quand Ilo tsy very est colère. En 2010, Ignace Solo Randrasana procède d’ailleurs à un nouveau montage de son film dans lequel il gomme la propagande socialiste et insère à la place des images sur les troubles politiques de 2002 et 2009, prolongeant ainsi le propos politique de son film.
Néanmoins, ces deux films témoignent du climat qui régnait durant la période socialiste à Madagascar où les productions cinématographiques étaient rares. Ils constituent deux prises de parole différentes en poursuivant le même but : celui de faire un film sur la liberté alors même que ces deux films ne l’ont jamais été.
Article publié initialement dans le numéro 163 de la revue CinémAction.
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