L'invention de l'Orient

L’invention de l’Orient (1860-1910)

Pascal Blanchard est historien, chercheur au Laboratoire communication et politique CNRS Irisso, à l’université Paris-Dauphine. Il a notamment co-dirigé Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale (La Découverte, 2016) et L’Atlas des immigrations en France (Autrement, 2016). Dans cette tribune, Pascal Blanchard revient sur le livre de photographies L’invention de l’Orient paru en septembre 2016 aux éditions La Martinière, et sur la fabrication d’un regard par la photographie au XIXe siècle. Une invention de l’Orient qui, jusqu’à aujourd’hui, conditionne toujours notre regard sur le Moyen-Orient et le Maghreb, et ses populations. Retour sur un mirage en images…

Toutes les images produites sur l’Orient au XIXe siècle semblent être à la fois un mirage et, en même temps, le reflet d’un monde réel. C’est un regard et une invention à la fois. L’Orient, du Maroc à la Turquie, est, à cette époque, un espace d’imaginaires et de voyages dominé par plusieurs univers géographiques. C’est aussi un paysage qui fait chavirer l’Occident, qui le fascine, et que l’Europe rêve de dominer et de posséder, alors que l’Empire ottoman ne s’est pas encore effondré. Pour comprendre cette situation, il faut plonger dans les photographies de cette époque. Ces images ne laissent pas indifférents, notamment parce qu’elles sont belles, parce qu’elles ont pour fonction de charmer ceux qui les regardent.

Dans ce livre de photographies, issues de collections regroupées aujourd’hui par l’agence Roger-Viollet, certaines images nous frappent par leur puissance évocatrice. C’est avant tout le roman de l’Orient qui s’invente, un périple imaginaire dont les codes de lecture sont ceux des Occidentaux ; une mélodie écrivant sa propre partition dans ces terres lointaines qui, depuis les croisades, s’affirment comme le « terrain de jeu » des Français.

Cet Orient inventé n’est pas neutre, il est avant tout décorum et sensualité. Il est peuplé de femmes irréelles : les Mauresques, de belles jeunes femmes indolentes, dont le quotidien semble être celui de l’attente et de la langueur, hors du monde. Cet érotisme de harem invite à croire que l’Orient est peuplé de femmes lascives, qui s’offrent aux voyageurs et… aux colonisateurs. Qui peut croire aujourd’hui que des jeunes filles et des femmes, en pays musulman, se promenaient la poitrine dénudée ou nues ? Ces photographies ont pourtant un réel impact, en termes de construction d’imaginaire, sur le public métropolitain. Et ces photographies ont une histoire. Dès le second tiers du xixe siècle, des photographes partent en Orient, certains d’entre eux s’installant même sur place pour y vendre aux voyageurs de passage des vues réalisées à leur intention. Les Français (Félix Bonfils, Henri Sauvaire, Émile Béchard) sont les plus nombreux, suivis par les Anglais (Félix Teynard, Francis Frith) ; progressivement, émergent à leurs côtés des photographes grecs, turcs ou arméniens (les trois frères Abdullah, Gabriel Lékégian). Le succès de cette photographie orientaliste est tel qu’elle gagne les albums imprimés, les livres, les guides, la presse, permettant aux curieux et aux voyageurs de se procurer cette iconographie sans passer par les tirages originaux. L’Orient, berceau de toutes les civilisations, devient le territoire des Mille et une nuits, tandis que le Maghreb est orientalisé à outrance. Un univers unique est né : celui de l’Orient méditerranéen.

Dans le même temps, les grandes agences photographiques voient le jour,  notamment Léon & Lévy et la maison Neurdein frères qui, à partir des années 1860, envoient leurs opérateurs photographier le monde entier, éditant ensuite tirages, cartes postales, publications et coffrets de vues stéréoscopiques. Ces deux sociétés restent considérées comme la plus importante source iconographique sur le Maghreb et le Levant de cette période, avant même le studio Lehnert & Landrock, créé en 1904 en Tunisie et parti s’installer en Égypte lors du premier conflit mondial. Dans ce livre édité par les éditions La Martinière, ce sont les photographies de ces deux agences, qui fusionneront leurs catalogues sous le nom de Lévy & Neurdein en 1913, qui sont reproduites.

Il faut imaginer les appareils pesants qu’emportaient les opérateurs alors, en bois et en métal, dotés d’optiques et de soufflets fragiles, et qui permettaient de réaliser des négatifs panoramiques ou des plaques 24 ´ 30. Un bandeau-titre translucide portant un texte écrit en noir était collé sur la plaque afin que la légende apparaisse ensuite en blanc sur la photographie. Il fallait enfin développer les plaques sur place – processus risqué – ou attendre le retour en France, en s’exposant à la perte de la production… Une remarque s’impose lorsque l’on feuillette les pages de cet ouvrage : la production des deux agences est très semblable, tant elle répond à la fois aux attentes du public et aux tendances de l’époque. L’objectif n’est pas de reproduire le réel, mais de fabriquer une fiction imagière qui s’impose au réel, un imaginaire qui sature l’altérité et plonge l’Orient dans un temps immobile.

Aujourd’hui, déconstruire cette photographie orientaliste, c’est finalement déconstruire tout un processus de communication, en identifiant mythes et réalités, en dissociant ce qui relève de l’histoire et de la mémoire. Le doute n’est pas permis, c’est une forme illustrée du discours colonialiste qui donne à voir une réalité de vaincus, un espace pacifié où les hommes et les femmes sont dociles, dans un jeu d’apparences et d’illusions. Cette image dominera jusqu’à l’« humiliation » de Suez, en 1956, et le second choc se matérialisera dans les Printemps arabes un demi-siècle plus tard. C’est alors clairement la fin de l’Orientalisme. Ce livre nous permet d’en comprendre les mécanismes en livrant brut au regard l’outil majeur de cette invention, la photographie.