Les tribunes

Titre Les tribunes
Préface de l’ouvrage Décolonisations françaises. La chute d’un empire par Benjamin Stora

Préface de l’ouvrage Décolonisations françaises. La chute d’un empire

par Benjamin Stora

Préface de l’ouvrage Décolonisations françaises. La chute d’un empire par Benjamin Stora

Benjamin Stora, historien, professeur des universités et ancien président du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration, est l’auteur et co-auteur de nombreux ouvrages, notamment La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie (La Découverte, 1991) ; Appelés en guerre d’Algérie (Gallimard, 1997) ; Algérie, la guerre invisible (Presses de Sciences Po, 2000) ; Algérie-Maroc : histoires parallèles, destins croisés (Maisonneuve et Larose, 2004) ; Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962 (La Découverte, 2004 [1992]) ; Messali Hadj, 1989-1974 (Hachette Littérature-poche, 2004) ; La guerre des mémoires : la France face à son passé colonial (Éditions de l’Aube, 2007) ; Les Guerres sans fin (Stock, 2008) ; Les Clés retrouvées (Stock, 2015). Il a notamment postfacé Le grand repli (La Découverte, 2015) et Les Guerres de mémoire en France, (La Découverte, 2008). Il est aussi l’auteur de la préface de Décolonisations françaises. La chute d’un Empire (Éditions de la Martinière, 2020)  Son dernier ouvrage Retours d'histoire. L'Algérie après Bouteflika est paru chez Bayard en janvier 2020. Retrouvez Benjamin Stora à l’Institut du monde arabe le jeudi 13 février 2020 à 19h pour une rencontre autour de « Décolonisations françaises : 25 ans de fractures, entre histoire et héritage » aux côtés de Lilian Thuram, Catherine Brun, Nicolas Bancel et Pascal Blanchard.

« Les décolonisations : importance et déni »

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France est dans le camp des vainqueurs en grande partie grâce à ses colonies. Et pourtant, de manière extrêmement rapide, en moins de vingt ans (1943-1962), elle perd la plus grande partie de son Empire colonial. Après 1945, s’ouvre en effet la grande période de la décolonisation qui a durablement marqué l’agenda politique mondial. Ce passage d’une sujétion imposée à une souveraineté conquise est concrétisé dans l’Empire français par les indépendances définitives du Liban et de la Syrie. La décolonisation atteint aussi l’Empire britannique, qui connaît des convulsions considérables, notamment en Inde, indépendante en 1947, et bientôt l’Indonésie colonisée par les Pays-Bas, qui s’émancipe en 1949. Un mouvement mondial d’éveil des peuples colonises commence.

La Seconde Guerre mondiale a en effet été l’occasion d’un affaiblissement considérable des vieux empires coloniaux édifiés au XIXe siècle. Elle voit dans le même temps l’émergence de deux superpuissances, les États-Unis et l’URSS, qui se posent directement en rivales des empires français et britannique. Quand le général de Gaulle préside la conférence de Brazzaville en janvier et février 1944, rassemblant la plupart des gouverneurs des territoires de l’Empire, à l’exception notable de l’Indochine toujours sous la coupe de Vichy, il essaie d’anticiper sur ce mouvement général. Si les colonies permettent à la France de s’asseoir à la table des vainqueurs et de rester une grande puissance, il est clair que, dans le même temps, elles ne peuvent plus rester dans le même cadre. D’autant que dès 1945 apparaissent les Nations unies, avec la Charte de San Francisco préconisant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. 
 

Une redistribution des cartes… à reculons

Pourtant en mai-juin 1945, avec les massacres en Algérie, dans le Constantinois, le bombardement de Haiphong en Indochine en novembre 1946, la répression de l’insurrection de Madagascar qui fait des dizaines de milliers de morts en 1947, la violence coloniale s’impose, et non la recherche de solutions politiques permettant la mise en place d’une décolonisation acceptée par tous. Le terme, « décolonisation » est encore tabou[1], il apparaît d’ailleurs fortuitement dans le titre d’un essai d’Henri Labouret[2] et s’impose progressivement, bien plus tard, dans le sillage de la conférence de Bandung en 1955. Les hommes politiques français ont longtemps ignoré ce mot, jugé contraire aux fondements juridiques qui lient la France à l’outre-mer. Le général de Gaulle n’y recourt qu’à partir de 1961 dans une conférence de presse.

La France aborde donc la décolonisation à reculons. Grandis dans le culte de la grandeur impériale, les hommes politiques français ont manqué de perspicacité et de courage. Ils sont desservis par le fonctionnement d’un régime, celui de la IVe République, dont l’instabilité empêche toute réforme d’envergure et laisse le champ libre aux lobbies coloniaux encore très actifs. Pour autant, la distinction classique entre une décolonisation britannique négociée et une décolonisation française conflictuelle n’est que partiellement recevable. S’il est vrai que la Grande-Bretagne a su éviter les guerres longues et coûteuses (sauf au Kenya), elle n’a pas été confrontée à des situations aussi difficiles.

Les dirigeants de l’époque, en France, ne voient pas l’émergence des nationalismes, largement sous-estimée. Alors que durant les années d’après-guerre, beaucoup de leaders politiques émergent dans les territoires de l’Empire colonial français, comme Hồ Chí Minh au Viêt-Nam, Messali Hadj et Ferhat Abbas en Algérie, Habib Bourguiba en Tunisie. En Afrique noire, le Rassemblement démocratique africain (RDA), qui naît à l’issue du Congrès de Bamako en 1946, fait émerger des leaders politiques majeurs, tels Léopold Sédar Senghor ou Félix Houphouët-Boigny, alors qu’apparaissent en Polynésie Pouvana'a a Oopa Tetuaapua, à La Réunion Paul Vergès ou en Martinique Aimé Césaire… Malgré le développement de ces nationalismes et l’affirmation d’hommes pour les représenter, le débat avec ces dirigeants demeure faible. En Algérie, on note l’absence de toute ouverture à des négociations politiques, alors qu’en Afrique subsaharienne Senghor et Houphouët-Boigny participent au contraire à réformer l’AOF et l’AEF durant la seconde partie des années 1950.

Ce qui préoccupe alors les hommes politiques français, au début des années 1950, c’est le communisme. Intellectuellement, le Sud ne mobilise pas. Ou alors, dans le cadre géopolitique de la Guerre froide. La décolonisation n’est pas une question en elle-même, elle est au mieux dépendante de l’expansion possible de l’URSS. Et pourtant, elle viendra frapper bruyamment à la porte des consciences françaises au début des années 1950. 
 

Quand les décolonisations surgissent dans le débat français

Après la défaite française de Diên Biên Phu en Indochine en 1954, la perte des comptoirs des Indes la même année, et l’accélération de la guerre d’Algérie, la grille de lecture autour de la division des blocs Est-Ouest se fissure. En 1956, le vote des « pouvoirs spéciaux » avec l’envoi du contingent en Algérie – des centaines de milliers de jeunes –, touche la France de plein fouet, alors que l’Union française, créée en 1946, regroupant la métropole, les départements et territoires d’outre-mer, des territoires associés sous mandat et des États associés sous protectorat, est un échec.

L’Algérie est une exception dans l’histoire de l’Empire colonial français, grand territoire colonisé très tôt, en 1830, rattaché administrativement à la métropole, où s’installe une forte colonie de peuplement européen. L’Algérie est gérée non pas par le ministère des Colonies mais par le ministère de l’Intérieur. L’Algérie demeure à l’écart des processus de négociations qui concernent à un moment ou à un autre le reste de l’Afrique, l’Indochine avec la Conférence de Genève en 1954, le Maroc et la Tunisie qui accèdent à leur indépendance en 1956, à la suite certes d’effervescences socio-politiques, de soulèvements, de répressions. Le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 parachève la décolonisation amorcée sous la IVe République, avec l’indépendance des États de l’Indochine et des protectorats du Maghreb.

La page semble alors tournée, mais dans son « pré carré » africain, la France fait face aux accusations réitérées de « néo-colonialisme », avec la mise en accusation des liens économiques et politiques de subordination des anciennes colonies africaines vis-à-vis de la France. Dans les départements d’Outre-mer, la France doit aussi répondre aux revendications autonomistes ou indépendantistes, virulentes aux Antilles, à La Réunion, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie. La violente répression des manifestations en Guadeloupe en mai 1967, à la suite de Djibouti la même année, qui font des centaines de blessés par balles et une dizaine de morts, est ainsi perçue comme la survivance de pratiques coloniales. Ce fut également le cas en Nouvelle-Calédonie dans les années 1980, aux lendemains des dernières indépendances africaines de Djibouti et des Comores. 
 

L’installation d’un déni

À la différence de la période de Vichy, le consensus politique est difficile à réaliser autour d’un examen critique de la colonisation et des décolonisations, longtemps considérée comme une séquence positive dans la fabrication du nationalisme français. En 1960-1962, l’union nationale autour de la notion de décolonisation, est apparente. Mais elle se construit sur le sentiment d’une défaite politique et du retrait de territoires longtemps considérés comme français. Cette blessure indéniable du nationalisme français a du mal à se refermer. À cette première grande explication du silence qui suit les décolonisations, s’ajoute l’apparition, au cours des années 1960-1970, d’un modèle de société consumériste adossé à un boom démographique, qui favorise l’oubli de la longue période coloniale.

À partir des années 1980, portée par les enfants de l’immigration, la question coloniale revient progressivement sur le devant de la scène politique et culturelle. Ils se heurtent à la mémoire de ceux qui ne veulent pas de remise en cause de l’histoire coloniale, toujours jugée « positive » comme le stipulera une loi votée en 2005 par le Parlement français. Chacun garde intacte sa perception de la colonisation et des décolonisations. La connaissance de cette période ne s’accomplit pas alors dans l’apaisement, mais au contraire au travers d’une concurrence des mémoires. Nous en sommes encore là, soixante ans après les indépendances, et le panorama à 360° que propose ce livre invite la génération actuelle, comme les générations précédentes, à ouvrir cette page d’histoire pour, demain, mieux la dépasser.

 

[1] Christian Bidegaray, « Le tabou de l’indépendance dans les débats constituants sur les pays de l’outre-mer français : 1945-1958 », in Charles-Robert Ageron, Marc Michel (dir.), L’Afrique noire : l’heure des indépendances, Paris, CNRS Éditions, 1992.

[2] Henri Labouret, Colonisation, décolonisation, indépendance, Paris, Larose, 1952.