Les tribunes

Titre Les tribunes
« Sortir de la longue nuit des décolonisations » par Achille Mbembe

« Sortir de la longue nuit des décolonisations »

par Achille Mbembe

« Sortir de la longue nuit des décolonisations » par Achille Mbembe

Achille Mbembe, historien, politologue et théoricien du postcolonialisme est professeur d’histoire et de science politique à l’Université de Witwatersrand à Johannesbourg et chercheur au WISER. Il est notamment l’auteur de Politiques de l’inimitié (La Découverte, 2016) et vient de publier Brutalisme (La Découverte, 2020). Début 2020, il signe la postface de l’ouvrage Décolonisations françaises. La chute d’un Empire (La Martinière), co-écrit par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire. Ce texte reprend plusieurs de ses contributions et de ses interviews autour du passé colonial et des décolonisations, et il se présente comme un regard synthétique porté depuis vingt ans sur cette page d’histoire, qui est ici remis en perspective au regard du 60e anniversaire des décolonisations. On peut notamment citer son ouvrage fondateur, édité il y a vingt ans, pour le 40anniversaire des indépendances : De la postcolonieEssai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Karthala, 2000). Ainsi qu’un second ouvrage, édité dix ans plus tard, pour le 50e anniversaire des décolonisations : Sortir de la Grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (La Découverte, 2010).

Il y a soixante-dix ans, la plus grande part de l’humanité vivait encore sous le joug colonial, une forme particulièrement primitive de la domination raciale. Son affranchissement, une décennie plus tard, constitue un moment clé de l’histoire de notre modernité. Que cet événement ait peu marqué de son empreinte l’esprit de notre temps n’est, en soi, guère une énigme. Tous les crimes n’engendrent pas nécessairement des choses sacrées.

De certains crimes dans l’histoire, il ne résulte que souillure et profanité, la splendide stérilité d’une existence atrophiée, bref, l’impossibilité de « faire communauté » et de réarpenter les chemins de l’humanité. De la colonisation et/ou des décolonisations, peut-on dire qu’elles furent justement le spectacle par excellence de l’impossible communauté, tétanique convulsion en même temps que vain sifflement ?

La décolonisation française – mais aussi les autres – est un événement dont la signification politique essentielle résida dans la volonté active de communauté, comme d’autres parlaient autrefois de volonté de puissance. Cette volonté de communauté était l’autre nom de ce que l’on pourrait appeler la volonté de vie. Elle avait pour but la réalisation d’une œuvre partagée : se tenir debout par soi-même et constituer un héritage. En cet âge blasé, marqué au coin du cynisme et de la frivolité et où tout se vaut, de tels mots pourraient ne susciter que ricanement.

À l’époque, beaucoup étaient pourtant prêts à gager leurs vies pour l’affirmation de tels idéaux. Ceux-ci n’étaient en effet des prétextes ni pour esquiver le présent ni pour se dérober à l’action. Au contraire, tel un aiguillon, ils servaient à orienter le devenir et à imposer, par la praxis, une nouvelle redistribution du langage et une nouvelle logique du sens et de la vie.

La communauté décolonisée cherchant à s’instituer sur les décombres de la colonisation, cette dernière n’était perçue ni comme un destin ni comme une nécessité. En démembrant la relation coloniale, le nom perdu remonterait à la surface, pensait-on. Le rapport entre ce qui avait été, ce qui venait de se passer et ce qui allait venir serait renversé, rendant possible la manifestation d’un pouvoir propre de genèse, une capacité propre d’articulation d’une différence et d’une force positive.

À la volonté de communauté dominée s’ajoutaient la volonté de savoir et le désir de singularité et d’originalité. Le discours anticolonial avait, pour l’essentiel, épousé le postulat de la modernisation et les idéaux de progrès, y compris là où il en esquissait une critique – que celle-ci fût explicite (cas de Gandhi ou de Bourguiba) ou non. Cette critique était animée par la quête d’un futur qui ne serait pas écrit à l’avance ; qui mêlerait traditions reçues ou héritées, interprétation, expérimentation et création de neuf, l’essentiel étant de partir de ce monde-ci en direction d’autres mondes possibles. Au cœur de cette analyse se trouvait l’idée selon laquelle la modernité occidentale avait été imparfaite, incomplète et inachevée. Mais, presque partout, ce désir d’émancipation s’est transformé en échec politique ou en dictature. Pour autant, ce temps des décolonisations a été un moment majeur du basculement du monde.

 

LE MOMENT DES DÉCOLONISATIONS

Depuis, la décolonisation a fini par devenir un concept de juristes et d’historiens. Ce ne fut pas toujours le cas. Aux mains de ces derniers, cette notion s’est appauvrie. Ses multiples généalogies ont été occultées, et le concept a perdu de la teneur incendiaire qui marqua pourtant ses origines. Sous cette forme mineure, la décolonisation désigne simplement le transfert du pouvoir de la métropole aux anciennes possessions coloniales au moment de l’indépendance. Pourtant, comme le montrent page à page ce livre et les images rassemblées ici, ce moment fut un bouleversement du monde et un combat majeur pour conquérir la liberté. Mais aussi un refus de la domination, et la volonté d’un autre ordre du©monde.

Les indépendances ne furent pas octroyées, mais bien conquises. Pensé dès les années 1930, esquissé au milieu des années 1940, construit dans les années 1950… ce transfert de pouvoir fut le résultat, soit de négociations pacifiques et de compromis entre les élites politiques des nouveaux pays indépendants et les anciennes puissances coloniales ; soit la conséquence d’une lutte armée ayant abouti à la fin de la domination étrangère – comme en Indochine ou en Algérie –, à la défaite, voire à l’éviction des colons et à la repossession du territoire national par le nouveau pouvoir autochtone. Mais partout elles furent une volonté.

Sous une forme majeure, la décolonisation s’apparentait à une « lutte de libération » ou, comme le suggérait Amílcar Cabral, le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), à une « révolution ». En un mot, cette lutte visait la reconquête, par les colonisés, de la surface, des horizons, des profondeurs et des hauteurs de leur vie. Au détour de cette lutte, qui exigea un énorme effort psychique et des capacités extraordinaires de mobilisation des masses, les structures de la colonisation devaient être démantelées, de nouveaux rapports entre le sujet et le monde institués, et le possible réhabilité. Pris sous cet angle, le concept de décolonisation est un raccourci. Il renvoie à la difficile problématique de la reconstitution du sujet, de la d’éclosion du monde et de la montée universelle en humanité.

Mais ce ne fut pas une rupture totale. Après la décolonisation, la France a gardé presque intacts les dispositifs mentaux qui légitimaient cette domination et lui permettaient de brutaliser les « sauvages » en toute bonne conscience. Ces structures racistes de la pensée, de la perception et du comportement refont d’ailleurs surface aujourd’hui – même si c’est sous des formes différentes – dans le contexte des controverses sur l’islam, le port du voile ou du terrorisme, la question des banlieues, les débats sur l’immigration ou sur l’identité dite « nationale ». Le racisme ayant été l’un des ingrédients majeurs de la colonisation, décoloniser signifie automatiquement déracialiser. Mais, pour s’autodécoloniser, il eût fallu entreprendre un immense travail, à la manière des Allemands au moment de la dénazification. Il n’a pas eu lieu en France.

Le soixantième anniversaire des indépendances qui vient, en 2020, est l’occasion de nombreuses commémorations en Afrique comme en France. Ces festivités relèvent-elles du symbole ou sommes-nous aujourd’hui à un moment charnière de l’histoire de l’Afrique ? Au regard de ce qui s’est passé depuis 1960, ces festivités sont incongrues, et il n’est pas certain qu’elles soient une rupture totale pour les consciences ici et là-bas. Elles n’ont ni contenu ni symbolique. On cherche à recouvrir de quelques haillons ce que l’écrivain congolais Sony Labou Tansi appelait l’« État honteux ».

La vérité est pourtant simple. Soixante ans plus tard, presque tout est à reprendre. Plutôt que de cérémonies, les peuples colonisés ont besoin d’une transformation radicale de leurs structures politiques, économiques, sociales et mentales ; les descendants des colonisateurs d’un véritable récit, pas d’une mythologie incomplète. C’est le rapport au monde qui doit changer. Dans cette perspective, ce livre est une ébauche de ce qui doit désormais être fait. Parler et dire. Regarder et comprendre. Déconstruire et oser. Aller au-delà du fait, pour chercher à faire sens.

Le drame est que les forces aptes à conduire ce changement manquent à l’appel, quand elles ne sont pas fragmentées et dispersées. Et pourtant, les ex-colonies sont partout à la veille d’extraordinaires mutations : bientôt plus d’un milliard de consommateurs potentiels en Afrique ; un nouveau cycle de migrations internes et externes dans tous les pays du Sud, en même temps que l’afflux de nouveaux immigrants, chinois en particulier, aux quatre coins du monde ; le renforcement des diasporas entreprenantes, notamment aux États-Unis et en Europe ; une explosion culturelle et un renouveau religieux qui tranchent avec la sénilité des pouvoirs en place.

Dans un tel mouvement du monde, l’histoire ne doit pas rester immobile. Elle doit elle aussi muter. Dans cette perspective, la France doit penser de manière critique l’histoire de la colonisation, puis celle des indépendances, parce qu’il y a urgence. Parce qu’elle a décolonisé sans s’autodécoloniser. Elle doit désormais écrire ce qui n’a pas été écrit, ni dit. Elle doit décoloniser son histoire et sa mémoire. Il est désormais temps.