Le temps des rencontres et des altérités (1540-1800)
« Tous les Mahométans […] jouiront, dans tout l’empire des Français, de tous les droits, honneurs et avantages dont jouissent les citoyens français. »
Projet de loi, 24 décembre 1789
Le moment le plus symbolique de l’alliance franco-ottomane nouée en 1536 demeure l’appel des Français à Khizir Khayr Ad-Din Barberousse, régent d’Alger et grand amiral de la flotte ottomane de Soliman, pour venir s’installer en France et mener la bataille contre l’ennemi commun. Il faut alors héberger les trente mille combattants musulmans : à partir de l’hiver 1543, ils hiverneront dans le port provençal de Toulon — comme ils l’avaient fait à Marseille en 1536 —, au grand étonnement de la population locale. Un observateur note d’ailleurs : « Pour imaginer Toulon, il faut s’imaginer à Constantinople. » À partir du XVIe siècle, si les Arabo-Orientaux ne sont que quelques milliers dans le royaume, les contacts sont réguliers dans les registres commerciaux, diplomatiques ou scientifiques, même si l’ennemi ultime reste le Turc comme le souligne la campagne que conduit le Pape Pie V à la tête des principales puissances maritimes européennes dans la Sainte-Ligue en 1571 lors de la victoire de Lepante. La piraterie barbaresque est alors en plein essor. La course aux captifs est la règle et les galériens musulmans sont nombreux dans les ports français (focus 2). Quand éclate la « crise de 1620 », après le massacre d’un équipage de Provençaux par des pirates barbaresques, les violences à l’encontre des « Turcs », soumis à la vindicte populaire marseillaise, sont d’une brutalité sans pareil et feront plusieurs victimes. Cette violence en Méditerranée ne s’oppose pourtant pas au développement de relations diplomatiques, scientifiques et commerciales régulières, bien au contraire.
La connaissance scientifique de l’Orient chrétien, musulman, arabe, grec ou turc a fait de grands progrès au cours des XVIe et XVIIe siècles. Au début du siècle suivant, le succès de la traduction des contes des Mille et une Nuits par Antoine Galland (1704) répand en Europe l’image d’un Orient pittoresque, érotique et romantique, qui influence profondément la littérature occidentale. Les nombreuses ambassades comme celle de Müteferrika Süleyman Agha (focus 2) en 1669, ou celle du shâh de Perse, Mohammed Rezâ Beg, en 1715 qui inspire à Montesquieu ses Lettres Persanes (1721), vont marquer ces années. De même, le séjour de Mehmed Efendi en 1720-1722, au nom du souverain ottoman Ahmed III, va impressionner l’opinion et les chroniqueurs. La mode des Turqueries saisit les salons mondains, et la consommation de produits orientaux comme le café ou les épices rencontrent un franc succès. À la veille de 1789, les richesses de l’Orient aiguisent les appétits et les imaginaires pour conduire à l’« expédition d’Égypte » en 1798… premier pas de l’engagement colonial contemporain dans l’espace géographique arabo-oriental. Sur place, l’armée française s’attache alors les services de supplétifs égyptiens, de Libanais, de Grecs et de Syriens, de musulmans ou de chrétiens qualifiés d’« Orientaux » ou encore, improprement, de « Mamelouks », inaugurant une longue histoire militaire commune.
Les galériens musulmans (1748)
Les galériens sont, à l’époque, les musulmans les plus nombreux en France. Ils ont pour la plupart été capturés ou achetés sur les marchés d’esclaves de Gênes, de Livourne ou de Malte, et sont notamment très présents à Marseille où des cimetières sont même créés à leur intention. Des tensions diplomatiques naissent de cette situation — notamment avec le dey d’Alger ou les Ottomans —, marquée par les demandes récurrentes de libération de ces galériens contre les chrétiens capturés lors des actes de piraterie en Méditerranée mais aussi par la construction de mosquées pour ces galériens turcs. Ils seront encore achetés sur les marchés d’esclaves jusqu’en 1748, date d’abolition du corps des galères par Louis XV.
Müteferrika Süleyman Agha
En 1669, le séjour de l’ambassadeur Müteferrika Süleyman Agha et sa suite, envoyé du sultan de Constantinople Mehmed IV, bouscule les imaginaires et éblouit les chroniqueurs qui décrivent une foule se bousculant « pour les voir manger sur leurs tapis étendus sur la terre », ou « pour les voir faire leurs prières ». Cette ambassade va inspirer Molière et Lully pour Le Bourgeois gentilhomme, où ils n’hésitent pas à tourner en ridicule le « Turc » insensible aux fastes du Roi-Soleil.