Le temps des colonies (1890-1913)
« Allez visiter le village nègre, considérez les Noirs car vous les verrez à l’état de nature, ils vivent comme chez eux. […] visitez-les comme une attraction curieuse. »
Le Progrès, avril 1894
Entre 1890 et 1913, la France continue son expansion coloniale en Afrique de l’Ouest, conquiert Madagascar, devenant ainsi le second empire colonial mondial. En 1898, cette expansion de « l’empire noir » français est freinée par les Anglais à Fachoda. Malgré cet échec, les tirailleurs sénégalais défilant derrière le colonel Marchand sont acclamés à Paris et s’inscrivent désormais comme des éléments familiers de la mythologie coloniale. Dans le même temps, la France veut promouvoir cet empire dans le cadre de grandes expositions spectaculaires : des millions de Français découvrent les habitants coloniaux dans des « villages exotiques », créant ainsi un imaginaire spécifique concernant ces lointaines populations africaines. Toutes les grandes villes de métropole rencontrent ces indigènes-figurants : Lyon en 1894 et 1914, Bordeaux en 1895, Rouen en 1896, Le Mans en 1904, Marseille en 1906, Paris en 1907, Roubaix en 1911 et bien d’autres.
Le monde noir pénètre les imaginaires car sa présence s’impose dans le monde du sport, des arts et des spectacles. Des boxeurs afro-américains, comme Jack Johnson, s’installent en France, où ils peuvent se battre contre des Blancs et conquérir des titres internationaux. Des artistes noirs, comme le clown Chocolat (focus 2), émergent et de nombreux récits dans le théâtre, la littérature, le cinéma ou la chanson se nourrissent de représentations coloniales, bien que les thèmes récurrents restent l’invasion, le métissage et la sauvagerie des populations noires. Le grand succès littéraire de ces années est d’ailleurs L’invasion noire du capitaine Danrit, où des Arabes musulmans lèvent des « hordes africaines » pour se lancer, en vain, à la conquête de Paris. Dans le même temps, quelques hommes politiques noirs parviennent à s’imposer, comme les Guadeloupéens Gaston Gerville-Réache, Hégésippe Jean Légitimus (focus 1) ou Gratien Candace. Précurseurs, ils proposent une ligne politique forte pour l’instauration d’une meilleure égalité sociale. Mais, à la veille de la Grande Guerre, la « présence noire » en France se limite encore à quelques individus dans les ports ou à Paris, essentiellement des domestiques, des marins ou les figurants des expositions coloniales.
Hégésippe Jean Légitimus (1868-1944)
Député de la Guadeloupe entre 1898 et 1913, Hégésippe Jean Légitimus est un symbole de la première génération d’hommes politiques noirs. Son élection, en 1898, a lieu alors que certains doutent des capacités des Noirs à « exercer » de telles fonctions, comme le témoignent les caricatures du journal L’Assiette au beurre. Maire de Pointe-à-Pitre, conseiller général puis parlementaire, siégeant aux côtés de Jules Guesde et Jean Jaurès, il s’attaque aux inégalités économiques et sociales de la société guadeloupéenne.
Le clown Chocolat (1868-1917)
Chocolat, personnage noir créé en 1891 par Raphaël de Leios, devient populaire dans l’univers du cirque et la publicité à la fin du XIXe siècle. Le célèbre tandem, Foottit et Chocolat, reste à l’affiche pendant quinze ans, puis Chocolat joue ensuite au théâtre, mais la presse va le dissuader de se prendre pour un « véritable acteur ». Il reste néanmoins l’un des premiers personnages noirs à rencontrer la célébrité à Paris avec la trapéziste Miss Lala et le dompteur Delmonico. Toulouse-Lautrec en fait son modèle dans un dessin intitulé Chocolat dansant dans The Irish American Bar publié en 1896 dans la revue Le Rire.