Les tribunes

Titre Les tribunes
Saint-Omer, d’Alice Diop Par Olivier Barlet

Saint-Omer, d’Alice Diop

Par Olivier Barlet

Saint-Omer, d’Alice Diop Par Olivier Barlet

En 2022, la documentariste Alice Diop a réalisé son premier long métrage de fiction intitulé « Saint Omer », produit par la société SRAB Films. Distingué du Lion d’argent – grand prix du jury à la Mostra de Venise 2022, le film retrace l’histoire réelle de Fabienne Kabou, nommée Laurence Coly dans le film, une mère qui avait abandonné sa fille de 15 mois sur une plage de Berck-sur-Mer, en 2013. Le scénario relate le procès de cette mère, jugée pour la noyade de son enfant, à travers le prisme d’une romancière, Rama, qui verra ses certitudes changées, au fil du procès, sur le rapport à la maternité. Olivier Barlet, écrivain et critique de cinéma, en fait une critique pour la revue Africultures. Diplômé EAP-ESCP et Diplom-Kaufmann, il a publié de nombreuses traductions de l’allemand de livres portant sur l’Afrique et de l’anglais d’auteurs africains. Depuis 1997, il rédige les pages de la revue et du site internet Africultures, dont il a été le rédacteur-en-chef de 1997 à 2004. 

« Saint Omer, d’Alice Diop » 
Je suis Médée 
Publié le 4 novembre 2022 par Olivier Barlet

« En sortie le 23 novembre 2022 dans les salles françaises, le huitième film et premier long métrage de fiction d’Alice Diop est à la fois magnifique et complexe.

Jusqu’ici, le parcours du film est un incroyable sans faute : en première mondiale au festival de Venise, il obtient le Lion d’argent, deuxième prix de la Compétition officielle, ainsi que le Lion du meilleur premier film. Également auréolé du prix Jean-Vigo qui distingue l’indépendance d’esprit et l’originalité d’un auteur d’avenir, Saint Omer accumule de festival en festival les distinctions et, suprême reconnaissance riche en signification pour un film mettant en scène des actrices noires, est retenu pour être proposé aux Oscars de mars 2023.

Cela est d’autant plus impressionnant qu’Alice Diop n’a jusqu’ici réalisé que des documentaires. Son film précédent, le remarquable Nous, a été auréolé du prix du meilleur film de la section Encounters de la Berlinale 2021 et l’ensemble de son œuvre a été largement reconnu par la critique et les festivals, mais elle n’était jusqu’ici que peu connue du grand public.

Ce passage à la fiction n’est cependant pas une rupture, si ce n’est cette nouvelle notoriété. Saint Omer, dont la dimension documentaire est évidente tant le film s’appuie sur un fait réel, poursuit une démarche cohérente issue du vécu même d’Alice Diop : rendre visible les invisibles et leur donner la parole, notamment la minorité noire à laquelle elle appartient. Que ses films se situent en partie en banlieue et qu’elle soit à l’origine d’un projet initié avec le département cinéma du centre Pompidou et intitulé La Cinémathèque idéale des banlieues du monde ne fait pas d’elle une « cinéaste de la banlieue » : elle en est certes issue mais son œuvre ne se résume pas à cette origine. Sa volonté de rendre compte dans tout leur éclat des marges de notre société fait de sa démarche un manifeste politique. La finesse, et donc la justesse de son approche esthétique, liée à une profonde réflexion personnelle et collective, interroge efficacement les préjugés et les impensés du récit national et du repli identitaire français.

Saint Omer est ainsi lui aussi issu de son vécu de femme et de femme noire, et celui des mères. Il en interroge les silences et affirme l’importance de les dépasser. Citant la poétesse afro-américaine Audre Lorde en recevant ses prix à Venise : « Notre silence ne nous protégera pas », elle a ajouté : « Nous ne nous tairons plus. » Mais de quel silence parle-t-elle en s’attaquant à un acte terrifiant : l’infanticide ?

 

Pourquoi ?

Une femme noire marche sur une plage la nuit, un bébé dans les bras. C’est Laurence Coly qui s’apprête à déposer sa fille métisse de 15 mois sur le sable alors que la marée monte. Le fait est réel : c’est ce qu’a fait Fabienne Kabou en novembre 2013 à Berck-sur-mer, sur l’Atlantique. Alice Diop était à son procès. Avec Saint Omer, elle le reconstitue mais va bien au-delà : à cette dimension documentaire, elle ajoute une fiction à travers le personnage de Rama, une professeure de littérature et romancière qui cherche la trame d’un nouveau livre et se rend elle-même au procès.

Reconstitution n’est pas le bon terme : nous ne verrons pas l’acte de laisser l’enfant ni la mer l’asphyxier, et si le film respecte assez scrupuleusement les minutes du procès, il se détache du genre en taisant à la fois la plaidoirie de l’avocat général et le verdict. C’est à travers le regard de Rama que nous en découvrons le fil et que nous en percevons la complexité. Autant dire que l’extrême tension et l’émotion ressenties ne proviennent ni d’une performance ni d’un suspense.

C’est à Saint-Omer qu’est basé le tribunal. Le titre omet le tiret : c’est une autre manière de prendre distance avec ce réel, de l’élargir, jouant sur les consonances : saint, mer, mère. « Qui contre mon sommeil /a chanté les monstres ? /Moi, la mer à bout de bras, quel délire ! » écrivait Tchicaya U Tam’si dans Marines. Un infanticide est une monstruosité : personne dans le film ne le démentira, pas même l’accusée qui pourtant plaide non-coupable : « je ne suis pas sûre d’être la vraie responsable ».

Pourquoi cet acte ? Elle déclare : « J’espère que le procès y répondra ». Là est l’énigme que le tribunal tente de résoudre : comment cette femme a-t-elle été amenée à tuer son enfant ? Mais le film met toute sa puissance de dramaturgie, de mise en scène et de direction d’actrices, en somme toute sa puissance de cinéma, pour suggérer que la réponse n’est pas une vérité à dévoiler.

Si donc on quitte la psychologie, faut-il faire appel au mythe ? Rama regarde sur son ordinateur Maria Callas dans le Médée de Pier Paolo Pasolini (1969) : son amour pour ses enfants et le couteau pour les tuer. Dans la blanche lumière de la lune, Médée devient spectrale. Voilà qui déplace et sublime la réponse : puisqu’on ne peut comprendre l’acte lui-même, foncièrement inacceptable, impardonnable, ne faut-il pas tenter de saisir le « délire » de Laurence Coly, pour reprendre le mot de Tchicaya U Tam’si mais aussi celui de son avocate ? Ce moment où tout bascule car elle cherche à échapper à la monstruosité qui la dévore en se faisant monstre elle-même ?

 

Je suis Médée

Comme Médée, elle panique dans son être intérieur. Elle est en feu mais elle agit froidement, sans rancœur et sans folie apparente. Elle n’attend ni pitié, ni pardon. Elle ne demande plus rien à personne. Elle devient vertige, inatteignable. Elle n’est plus énigme à résoudre mais énigme en soi. Et trouve ainsi une certaine puissance quand il s’agit d’esquiver les questions ou de braver l’avocat général.

Les minutes du procès, respectées par le film, nous éclairent sur ce qui l’a conduite à cet état qu’elle décrit dans un langage littéraire correspondant à ses études. Ce langage châtié a étonné les journalistes couvrant le procès de Fabienne Kabou, qui dévoilaient ainsi leur vision réductrice d’une femme noire. Le père de son enfant, son compagnon beaucoup plus âgé chez qui elle avait trouvé refuge, n’était pas en reste, fier qu’il était d’être à ses côtés tout en niant son existence et celle de l’enfant quand il s’agissait de percevoir sa solitude et sa souffrance, et lui demandant de dissimuler sa grossesse. Cette réduction et cette invisibilité sont à la base de la détresse de Laurence, soumise à la condition faite aux femmes, et notamment aux femmes noires en tant que surface de projections.

Dans Trois femmes puissantes, Marie Ndiaye campe notamment Fanta, « freinée dans ses aspirations par mille entraves familiales ». Son mari Rudy est, comme pourrait le dire le compagnon de Laurence Coly, « convaincu que la frêle, si frêle et instable armature de son existence ne tenait à peu près debout que parce que Fanta, malgré tout, était là ».[1] Ce qui semble constituer la puissance des trois femmes qui disent non, Norah, Fanta et Khadi, et qui n’ont pas été épargnées dans leurs enfances, est leur manière de ne pas être dupes des dénis et lâchetés des hommes.

Cette réduction et cette invisibilité doivent être comprises et combattues. Elles n’excusent pas pour autant le geste de Laurence Coly. Pas plus que le peu de communication avec sa mère qui aurait seulement voulu qu’elle devienne la femme qu’elle n’avait pas pu être, et qui au procès se réfugie dans des hypothèses décalées.

Ce sont là des conditionnements qui renvoient dramatiquement Rama à son propre trouble. Cette question du rapport à la mère et de la maternité traverse tout le film. Comment donner naissance si on rejette sa propre mère ? A cet égard, le plaidoyer final de l’avocate de la défense (Aurélia Petit) est un moment inoubliable, dans son contenu comme dans sa radicale frontalité.

Il fait écho à une scène du début qui se révélera programmatique pour le film, lorsque Rama fait un cours sur un texte de Marguerite Duras extrait d’Hiroshima mon amour, laquelle transmue en un chant presque lyrique le choc devant les images de femmes tondues car soupçonnées de collaboration avec l’occupant allemand.

Ici encore, la monstruosité de celles qui ont dérogé aux règles, que l’on bafoue mais qui sont érigées par l’écrivaine en « sujets en état de grâce ». Dans leur singulière puissance, elles « sont Médée », pour reprendre le « Medea nunc sum » de Sénèque. On retrouve le « Souviens-toi que je suis Médée » que formule Charpentier dans le livret de son opéra (1693) [2]», et que reprend Isabelle Stengers comme titre de son essai sur le mythe.[3]

Souvenons-nous donc que les femmes sont Médée, reconnaissons leur puissance et arrêtons de les enfermer dans nos discriminantes et méprisantes réductions. Pour donner poids à ce cri, il fallait un travail d’équipe.

 

Un travail collectif

Il commence à l’écriture : Alice réunit sa fidèle monteuse et complice Amrita David et l’écrivaine Marie Ndiaye, qui avait déjà collaboré avec Claire Denis sur White Material. Avant même de concevoir le récit, elles sont parties de leur vécu de femmes pour orienter la complexité des questions posées par l’infanticide. Comme Fabienne Kabou, Alice Diop est d’origine sénégalaise et a un bébé métis. Ses lectures et ses études lui donnent également une parfaite maîtrise du français. S’il n’est pas un double, les raisons du personnage de Rama pour assister au procès sont aussi proches des siennes.

Il continue par le choix de la production : alors qu’Alice Diop trouve en Sophie Salbot d’Athénaïse l’écoute nécessaire pour nombre de ses documentaires, elle trouve le cadre nécessaire à une fiction d’ampleur avec SRAB, société créée par Toufik Ayadi et Christophe Barral, qui ont notamment produit Les Misérables de Ladj Ly.

Et il se poursuit par le casting, en faisant appel à des actrices remarquables pour un film essentiellement féminin. Elles sont largement issues du théâtre, ce qui les prédestine à des scènes où domine le texte et la durée. Guslagie Malanda, bien que souvent immobile, incarne Laurence Coly avec une impressionnante intensité, ouvrant notre perception du personnage à son énigmatique complexité. Valérie Dréville avait marqué en jouant Médée dans Médée-Matériau d’Heiner Müller à Avignon en 2002. Elle est parfaite en juge du procès, à la fois inquisitrice et à l’écoute. Quant à Kayije Kagame, elle donne à Rama l’indocilité et l’amplitude nécessaires à un rôle qui pointe sa solitude et combien ce procès l’aide à éclaircir et dépasser ses propres blocages sur la maternité. On imagine l’intensité émotionnelle qu’il devait y avoir sur le plateau.

Car la méthode d’Alice Diop, qui y va à l’intuition pour l’écriture et se laisse volontiers déterminer par ce qui arrive au tournage, ouvre la forme épurée du film, la froide beauté de ses plans fixes durant le procès, pour prendre par moment des risques, des chemins de traverse, jusqu’à rendre inaudibles certaines minutes du procès. En adoptant le regard de Rama et s’attachant à ce personnage, elle cultive le hors-champ et sublime la violence à l’œuvre.

Férue de peinture autant que de lecture, Alice Diop a travaillé l’image avec Claire Mathon pour tendre vers les clairs-obscurs et des chromaties signifiantes, tout en restant le plus possible en lumière naturelle. Laurence Coly est ainsi cadrée sur le mur ocre de la salle d’audience, toujours vêtue du même gilet d’un ton semblable. Cette palette de bruns roux agit comme des extensions de sa propre peau, ce qui renforce sa puissance dans sa fragilité. Alice s’est inspirée pour cela des portraits de la Renaissance et de l’impressionnant Grape Wine d’Andrew Wyeth.

Reste l’apport de la musique avec la Partita for 8 Voices de Caroline Shaw, qui mêle les accents vocaux d’intriguante façon, et ce blues final avec le Little Girl Blue de Nina Simone : « What can you do? / Old girl you’re through / Sit there, count your little fingers /Unhappy little girl blue » (Que peux-tu faire ? / Ma petite, c’en est fini / Assieds-toi là, compte tes petits doigts / Petite fille malheureuse et nostalgique).

Ce sont tous ces éléments qui permettent au film d’agir comme un miroir : nous ne regardons plus seulement Laurence Coly mais nous nous regardons à travers elle, dans nos préjugés et nos monstruosités, ces « sales petits secrets » dont parlait Deleuze, mais aussi dans nos chimères. Elle est en nous. Saint Omer reste ainsi un labyrinthe, à la recherche d’une voie de sortie du dilemme norme / rébellion. « What can you do ? » nous souffle Nina Simone à l’oreille. « La monstruosité est une arme, une force, pour repousser les murs de la normativité », déclarait Julie Ducournau en recevant la Palme d’or à Cannes en 2021 pour Titane (cf. Cannes 2021 : de quels monstres parle-t-on ?) Bouleversée, ayant senti sa proximité avec Laurence Coly, ayant même échangé avec elle un regard, Rama la romancière peut affirmer la puissance singulière de sa propre humanité et s’inscrire dans son histoire, qui est celle du monde. Elle est elle. Elle est Médée. » 

[1] Trois femmes puissantes, Marie Ndiaye, Gallimard 2009, p. 136.

[2] Marc-Antoine Charpentier, Médée : poème de Thomas Corneille, Actes Sud, Arles 1993 – dans la scène 6, dialogue entre Médée et Créon.

[3] Souviens-toi que je suis Médée : Medea nunc sum, Isabelle Stengers, Éditeur : les Empêcheurs de penser en rond, 1993.